Musées et collections privées

Vers une nouvelle distribution

d'Lëtzebuerger Land vom 23.03.2000

Le paradoxe est patent, jamais il n'a été construit plus de musées que dans les dernières décennies, jamais non plus les expositions n'ont attiré plus de visiteurs, et pourtant on parle de crise du musée, de l'art, de la culture. D'une certaine façon, le musée n'est-il pas aussi victime de son propre succès, de son ouverture (au sens le plus large) : voilà qu'il a été nécessaire de reprendre Beaubourg après une vingtaine d'années seulement. Le musée, en tant qu'institution, en tant que lieu, est certainement au centre de bon nombre de mutations qui affectent aujourd'hui notre société.

Jadis temple des muses, il était destiné à rassembler des collections dignes d'intérêt (à l'un ou l'autre point de vue, où seulement je retiendrai l'intérêt artistique ou esthétique). Collectionner, c'est sortir tels objets du lot de ce qui est commun et condamné à passer, à disparaître ; le pas suivant consiste à les classer en vue de l'étude et de la présentation (au public). 

Deux autres moments méritent qu'on s'y arrête : le premier qu'on peut appeler identitaire, ou créateur d'identité, et la chose peut se faire par les objets qu'on collectionne, leur origine par exemple, elle peut se faire aussi par le regard qu'on y porte ; le second, disons hédoniste, car l'art doit aussi, peut-être même en premier, être source de jouissance, et s'il est permis de reprendre, après Joseph-Emile Muller, le terme de délectation, de Poussin, j'ajouterai qu'il est heureusement des délectations moroses.

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Quitte à subir très vite (de gré ou de force) la récupération, l'art moderne, a fortiori l'art contemporain (avec sa tendance à la dislocation, jusqu'à la notion même d'oeuvre), n'ont pas comme moindre caractéristique leur échappée hors des musées, dans la vie, dans la société, dans le monde, sous la forme extrême par exemple de la « soziale Plastik » de Joseph Beuys. Nouveau paradoxe, en même temps, car tant de réalisations ont vu le jour justement à l'initiative de telles institutions, musées, Kunsthallen, centres d'art contemporain.

Avec le recul, les années soixante, soixante-dix, un tout petit peu plus loin encore, peuvent être considérées comme une sorte d'âge d'or. L'argent était là au milieu de ces trente glorieuses, en Allemagne il s'y ajoutait une avidité, le besoin de s'affirmer de nouveau (on l'avait fait déjà comme champion du monde de football), le long du Rhin, c'était aussitôt la course aux musées, aux collections. Et ces dernières n'étaient alors pas seulement le fait d'hommes riches, de collectionneurs privés à la Ludwig ; il y avait coïncidence entre contenant et contenu, les deux appartenant à l'initiative publique. Le service public, en matière culturelle aussi, était entendu encore comme une obligation morale et politique. Avec ses serviteurs exemplaires à la Schmalenbach.

Les temps ont changé, et si l'on tourne le regard vers ce qui s'est fait ces toutes dernières années, il en va autrement. En gros, je crois, deux schémas peuvent être distingués. Primo, l'initiative procède toujours du pouvoir public, seulement, le bâtiment alors est mis en avant, l'architecte choisi pour son nom peut s'en donner à coeur joie, pour le reste on verra, on trouvera bien de quoi meubler. Élevons le regard, regardons au loin, l'exemple le plus spectaculaire est le drôle d'accouplement entre Bilbao et Gehry, ménage à trois avec Guggenheim. L'attraction touristique porte à plein, pour les oeuvres c'est une autre paire de manches, je n'en veux pour preuve que les sculptures de Richard Serra qui ont rapetissé au point de prendre allure de crottes de chien.

À l'opposé de cette démarche qui privilégie l'architecture (aux dépens de l'art et des conditions de sa préparation, pour ne rien dire de l'identité même du musée quant à son offre), en sens contraire donc, je mentionnerai telles collections privées, de riches industriels la plupart du temps, les Grothe, Essl, pour ne citer que deux noms, et à un certain moment ceux-là ressentent le besoin de donner un chez soi à leur enfant : la Küppersmühle à Duisburg, le musée inauguré à la fin de l'année passée à Klosterneuburg, près de Vienne. Et dans les deux cas, comme précédemment pour Beyeler à Bâle, les architectes, Herzog et Meuron, ainsi que Heinz Tesar, ont fait preuve de beaucoup de talent et d'une extrême retenue. Dans le cas de Klosterneuburg, où il n'y a eu aucun financement public, le prix total a dû s'élever à près d'un demi-milliard de francs : une superficie totale de 7 600 mètres carrés, dont 3 200 mètres carrés de surface d'exposition et 2 300 pour le dépôt ; comparera qui voudra.

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Ces constatations faites, alors que nous restons dans un fonctionnement quasiment rôdé, traditionnel, d'autres défis sont à relever aujourd'hui.

Les loisirs et le développement du tourisme ont ouvert les portes des musées au plus grand nombre de gens, les modes de production et de consommation de la société (post)industrielle ont changé les mentalités, la culture n'en est pas à l'écart. Les expositions n'attirent plus seulement par leur sujet, elles sont produites, mises en scène, le musée est obligé à son tour à créer des événements, avec tout ce que cela comporte en matière de communication. Il paie sont tribut à la société de spectacle. Et là-dessus, il s'agit de ne pas perdre non plus son âme. De même que les meilleurs pages sur Internet ne remplaceront jamais le contact direct, ne rendront pas la visite du musée superflue.

D'autre part, la photographie, la vidéo, le film, vu également nos habitudes prises devant le poste de télévision sans doute, vu la rapidité et la quasi immatérialité des images, il est certain que nous les regardons tout autrement qu'une peinture ou sculpture. Faudra-t-il les faire coexister, sera-t-il utile ou même passionnant de les confronter, les questions sont posées, et je comprends que d'aucuns vont jusqu'à réclamer pour les nouveaux médias de tout autres conditions, de nouveaux lieux d'exposition ; on ne pourra pas se satisfaire éternellement de ces huttes obscures aménagées au hasard.

Enfin, et plus radicalement, dans un sens esquissé naguère, et indiqué déjà plus haut, le champ esthétique se trouve aujourd'hui invité ou soumis au plus grand élargissement. Peut-être jusqu'à sa distension totale. « Offene Handlungsfelder », voilà le credo de cette orientation, suivant les termes employés par Peter Weibel pour la contribution autrichienne à la dernière biennale de Venise. « Die offene Praktik ersetzt das offene Kunstwerk », reste à savoir en fin de parcours la place qui pourra revenir à cette pratique esthétique et dans quel musée.

Lucien Kayser
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