Théâtre

Lena et les livres

d'Lëtzebuerger Land du 23.11.2018

A-t-on jamais vu le Théâtre d’Esch-sur-Alzette aussi vivant, plein à craquer ? Des groupes d’adolescents s’agglutinent dans le foyer d’accueil, regardent peut-être d’un œil distrait les panneaux de l’exposition Les lieux de Pessoa. La matinée de dimanche après-midi 17 heures est une aussi bonne idée que de programmer – enfin ! – une production puisant dans le patrimoine littéraire portugais : Fernando Pessoa, peu joué au Luxembourg, peu connu aussi. Mais pour les Portugais, c’est un monument, une fierté nationale, une figure d’identification pour toute la diaspora lusophone. « Minha patria é a lingua portuguesa », « ma patrie est la langue portugaise » écrit-il dans les notes qui ont été publiées à titre posthume (en 1982, soit presque un demi-siècle après sa mort) dans le Livre de l’intranquillité. Et c’est précisément ce livre-charnière que Rita Bento dos Reis prend comme point de départ pour sa pièce Intranquillités – Suite pour âme perdues, qui s’est jouée la semaine dernière à Esch. Une pièce qui parle de langues, d’identité et, surtout, d’émancipation grâce à la lecture.

Lena (délicieusement fraîche Hana Sofia Lopes, vue dans Zëmmer ze verlounen de RTL Télé) est une jeune femme d’origine portugaise qui s’ennuie dans son quotidien dans une fiduciaire et s’évade le soir, une fois chez elle, en lisant et en recommandant ses livres coups de cœur dans un podcast, qu’elle enregistre un verre de vin rouge à la main. Elle nous raconte la révélation que fut pour elle la découverte de L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, puis celle du Livre de l’intranquillité. Lena nous fait partager ses réflexions sur l’emploi des différentes langues : le portugais est pour elle la langue des choses de la maison ; le luxembourgeois celle de l’école et des amis ; l’allemand si lointain pour elle, celle de l’échec scolaire, et le français la langue neutre, celle qui a le moins de charge émotionnelle. Les jeunes Portugais dans la salle rient lors de ce beau passage de la pièce, parce qu’ils s’identifient visiblement à ce vécu de Lena. « Au Portugal, on me demande parfois quel est mon accent, si je viens du Brésil, raconte Lena. Mais ce n’est pas un accent du Brésil… C’est un accent de Portugais du Luxembourg. » Re-rires dans la salle.

On aurait aimé que ce passage très personnel de Rita Bento dos Reis, qui interroge ce que vivre dans une autre langue veut vraiment dire au quotidien, dure beaucoup plus longtemps, soit encore développé. Mais en fait, il ne s’agissait que de l’introduction pour les divagations autour de Pessoa, qui constituent la pièce dans la pièce, le rêve éveillé de Lena. Qui, en lisant Pessoa, s’y perd et tombe corps et âme dans le monde de Bernardo Soares, l’alter-ego de Pessoa. Et c’est alors que la pièce devient à la fois surréaliste, ésotérique et trop littérale : où Denis Jousselin en Pessoa/Soares, forcément avec le chapeau typique des représentations de l’auteur, intervient comme miroir de Lena et de ses lectures. Et où elle tombe dans un univers parallèle entre Alice in Wonderland et Twin Peaks, à l’aide de vidéos à l’esthétique années 1970 (Isabel Bento dos Reis). « La vie est totalement irréelle dans sa réalité », citera encore Lena/Soares, pour conclure par une apostrophe : « Lisez ! Parce que ça fait du bien même quand ça fait mal ». L’ivresse est terminée, Lena assume enfin sa culture lusophone et arrive à citer Pessoa en langue originale. Demain, elle retournera à la fiduciaire.

Intranquillités – Suite pour âmes perdues, librement inspiré de textes de Fernando Pessoa, conception et mise en scène : Rita Bento dos Reis ; scénographie et costumes : Peggy Wurth ; vidéo : Isabel Bento dos Reis ; avec : Denis Jousselin et Hana Sofia Lopes ; une production du Théâtre d’Esch-sur-Alzette ; pas d’autres représentations prévues.

josée hansen
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