Littérature et cinéma

En vie, à l’attendre

d'Lëtzebuerger Land du 23.02.2018

Ce qui avait le plus frappé, à la sortie des textes de La Douleur en 1985, plus que frappé d’ailleurs, ému, interpellé, c’est la façon dont Duras universalise les événements, le mal dans toute son horreur. « Si l’on fait un sort allemand à l’horreur nazie, et non pas un sort collectif, on réduira l’homme de Belsen aux dimensions du ressortissant régional. La seule réponse à faire à ce crime est d’en faire un crime de tous. De le partager. De même que l’idée d’égalité, de fraternité. » Ce qui peut ou doit s’appeler l’esprit d’humanité. Qui est là, de nouveau, dans le film d’Emmanuel Finkiel, l’Occupation, la Libération, Duras dans l’attente de Robert Antelme, son mari, arrêté dans les derniers mois de la guerre et déporté.

Cet esprit d’humanité à lui seul fait que le film tranche, et que dire de l’art ensemble délicat et d’une implacable violence avec lequel les textes, les deux premiers, de La Douleur sont passés au cinéma. De la façon admirable dont le scénario a été construit, faisant se chevaucher, imbriquant les deux narrations, l’attente elle-même, la façon dont Duras la vit et voit le monde autour d’elle changer, et cette relation ambigüe avec un agent français de la Gestapo, jeu du chat et de la souris, elle y voit une chance d’avoir des nouvelles de Robert, lui veut peut-être la séduire, plus radicalement la faire parler, l’inculper à son tour. Leur dernière rencontre, Duras lui dit carrément qu’il est à bout, le vin aide à pareille franchise, au scandale des autres hôtes du restaurant, tous condamnés comme Rabier, ce dernier repas en devient insoutenable, d’une tension extrême qui ne peut se résoudre que dans un baiser, avec les sirènes en plus, les avions alliés qui survolent, les deux savent qu’ils ne vont plus se revoir (et Rabier a été condamné, fusillé, Duras a témoigné deux fois à son procès, une première à charge, une seconde à décharge).

Le film d’Emmanuel Finkiel fait revivre les deux années 1944 et 45, mais on est loin d’un réalisme de carton-pâte. Il capte une époque, Duras qui vit Paris, et nous le voyons, l’entendons par elle ; pour le reste, présence allemande, la restitution se réduit à ce qui est indispensable. Et la mise en scène s’avère plus réduite encore pour le retour des déportés, pour les images, quasi absentes, de Robert ramené de Dachau, décharné, plus près de la mort que de la survie. Paris, dans l’attente de Marguerite, perd de sa présence, comme un flou se répand, ces mois en deviennent un long voyage intérieur, ponctué de la voix off. Et combien expressif, où il est urgent de relever la photographie, d’Alexis Kavyrchine, on ne peut plus investigatrice dans les cadrages serrés, allant de pair avec la plongée introspective. Voilà pour ce que les yeux voient, il y a parallèlement ce que les oreilles entendent, la bande-son d’Antoine-Basile Mercier.

Dans pareil film, concentré à l’extrême sur les relations interhumaines, la part des acteurs ne peut être surestimée. À commencer bien sûr par Mélanie Thierry qui donne au personnage de Marguerite toute son épaisseur, une fascinante ambivalence qui ne vaut pas seulement face à Rabier ; Marguerite est encore marié avec Robert, mais son attente est peut-être d’autant plus vive, douloureuse, qu’ils étaient sur le point de se séparer. Et Marguerite de rejoindre Dionys Mascolo, que joue Benjamin Biolay avec une présence qui dans sa discrétion ne manque pas de s’affirmer. À la tête du groupe de résistants (de la rue Saint-Benoît), il y a Morland, qui n’est autre que François Mitterrand, incarné avec une certaine distance par Grégoire Leprince-Ringuet (c’est d’ailleurs Mitterrand qui, au printemps 45, faisant partie du gouvernement provisoire, visite le camp de Dachau, quand une voix à peine audible, de Robert, prononce son prénom ; mis en quarantaine, pour soupçon de typhus, il faut pour ainsi dire le voler aux Américains).

Face à Marguerite, la résistante, il y a donc le collabo Rabier, et si Benoît Magimel ne laisse aucun doute sur la bassesse du personnage, il nous fait presque partage une autre face : son attirance pour l’écrivaine, lui qui à la victoire des Allemands (mais y croit-il encore) veut ouvrir une librairie. Oui, elle est là, cette qualité d’humanité, loin d’une opposition manichéenne du bien et du mal. Il y a du flou, il y a de l’ombre, du gris bien sûr.

Après avoir vu le film, il faut revenir au grand absent de l’histoire, Robert Antelme, et relire le récit que lui a fait, dès 1947, de sa déportation. Du camp, même si ça n’a été que Gandersheim, avant Dachau, il ajoute, ni chambre à gaz, ni crématoire. Très justement, il a intitulé son livre l’Espèce humaine (chez Gallimard), « on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce… » Avec ceux de David Rousset, de Primo Levi, le témoignage est des plus prenants. Il faut croire ces revenants, même si Antelme a des doutes là-dessus, « ici, il faudrait tout croire, mais la vérité peut être plus lassante à entendre qu’une fabulation ». Le film d’Emmanuel Finkiel dit vrai, n’a rien de lassant ; pas la moindre longueur, malgré sa durée de deux heures. De la vérité, et de la langueur, à partager.

Lucien Kayser
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