Les nombreux couacs de la gestion de crise d'otages

Héros d'un jour

d'Lëtzebuerger Land vom 08.06.2000

Comme fait divers, difficile de faire mieux que Neji Bejaoui, ce Luxembourgeois par naturalisation dont on a vite fait de rappeler ses origines maghrébines, qui prit en otage une cinquantaine d'enfants et d'éducateurs pour crier sa haine au monde et se venger des autorités. Il créa ainsi un terrain de prédilection pour les médias du monde entier qui, en un moment d'actualité creuse pour cause de jour férié, ne demandaient pas mieux. Une cinquantaine de caméras de télévision et plus de 150 journalistes et photographes s'étaient rués à Wasserbillig, faisant du patelin frontalier le centre du monde.

Le monde découvrait ainsi les ministres, commandants de police et portes-parole des autorités luxembourgeoises par le biais de conférences de presse, retransmises en direct, où aucune information ne filtrait. « La situation est sous contrôle », « les négociations vont bon train », « le climat des négociations est serein », « nous ne pouvons donner de détails pour l'instant »... La similitude, au niveau de la communication, avec les points presse suivant les réunions de la Tripartite était flagrante : utilisation du même vocabulaire pour ne donner aucune véritable information. Avec la différence notoire qu'il ne s'agissait pas ici de dialogue social, mais de négociations entre les unités spéciales de la Police et un déséquilibré qui menaçait directement quelque dizaines d'enfants et leurs éducateurs.

Des informations plus précises ne commençaient à filtrer qu'une fois Bejaoui terrassé par une balle qui lui avait pénétré la tête par la joue et les otages libérés. Dans une atmosphère tendue, où les rumeurs sur ce qui s'était réellement passé pullulaient et où chaque journaliste essayait d'être le premier à pouvoir donner des détails sur le déroulement de l'assaut, les ratés en communication étaient à l'ordre du jour.

Peu avant huit heures du soir - presque une heure avant la conférence de presse officielle - la chaîne américaine CNN International diffusait en direct et en exclusivité les détails de la libération des otages. Ce fut un membre de la Police grand-ducale qui expliqua le premier la façon de procéder de ses camarades. Le ministre Wolter et le chef du Service Information et Presse lui emboîtaient le pas, donnant tous les deux moult éléments quant à la ruse employée. Or, officiellement, aucune information sur le déroulement de l'action ne devait filtrer. Pour sauvegarder la tactique policière utilisée, mais aussi pour éviter la polémique actuelle concernant l'utilisation de policiers déguisés en journalistes, la version des faits « prévue » ne devait mentionner ni faux journalistes ni caméra truquée. Mais l'information a été transmise à la presse, de façon ouverte, par des représentants de l'État.

La publication de la tactique policière employée provoque depuis une certaine grogne chez les policiers et les journalistes. Les unités spéciales des polices, surtout étrangères, doivent abandonner un des stratagèmes prévus pour résoudre de telles situations. Quant aux journalistes, et surtout les caméramen, ils se voient dorénavant et à juste titre exposés à un risque plus important lorsqu'ils doivent travailler en des situations extrêmes : prises d'otages, guerres civiles, terrorisme. Certes, comme l'a remarqué la Süddeutsche Zeitung, l'application de cette ruse est légitime lorsqu'il s'agit de sauver des vies humaines. D'accord aussi lorsque la SZ rappelle qu'en fin de compte, la presse n'a pas sa place en première ligne dans de telles situations. Mais il s'agit là de considérations morales et éthiques qui sont assez loin des réalités journalistiques d'aujourd'hui et auxquelles personne ne pourra plus changer grand'chose. Lorsque des chaînes comme Sat1 se déplacent avec une équipe de plus de dix personnes pour couvrir l'événement et la Bild Zeitung envoie cinq journalistes et photographes alors que CNN International retransmet en direct, la course au scoop, à l'exclusivité est ouverte. Et hormis les victimes, tous les partis sont, en fin de compte, gagnants : les médias qui touchent un public plus important ; le public qui, dans sa majorité, est avare de telles informations ; l'élément clef - ici le preneur d'otages - qui parvient à focaliser le monde entier sur soi et son message ; les autorités et acteurs politiques qui peuvent assurer leur présence médiatique. Ainsi, il se trouve dans de telles situations toujours quelqu'un pour « dire ce qu'il ne fallait pas dire », question de sentir, un bref moment, une brise de célébrité mondiale.

Il n'y a en effet aucune image, projetée de soi-même, qui soit aussi gratifiante que celle d'un héros qui donne l'impression d'avoir mis du sien au dénouement d'une prise d'otages où, de surcroît, les otages étaient des enfants. Cette volonté de faire valoir, même si elle est a priori présente inconsciemment et part d'un sentiment d'euphorie, peut faire oublier les règles du jeu. Si d'autant plus, elle est couplée à un sentiment de responsabilité très développé, les barrières rationnelles et logiques peuvent allègrement être dépassées. Surtout lorsqu'il s'agit de personnages politiques, dopés par la présence de caméras de télévision et de médias du monde entier.

Le Premier ministre Jean-Claude Juncker fut ainsi en contact direct avec le ravisseur. Le mélange des genres qui en découle est dangereux. Le Premier ministre du pays a accepté de négocier personnellement avec un criminel qui tient en otages quelques dizaines d'enfants en bas âge ainsi que trois adultes. Le chef du gouvernement a certes la mission de veiller au bon déroulement des affaires du pays. Mais de là à négocier d'homme à homme avec un ravisseur n'entre certainement pas dans ses compétences. L'évocation, caricaturale, du petit chef d'entreprise qui croit devoir s'occuper de tout soi-même, aussi parce qu'il ne sait pas faire confiance à autrui, n'est pas loin.

Les négociations avec Bejaoui étaient menées par une unité spéciale de la Police grand-ducale, épaulée par des spécialistes allemands qui ont l'expérience de situations pareilles. Lors d'événements comme celui de Wasserbillig, cette cellule de négociation est le nerf du système policier. Il s'agit de gens spécialement formés et entraînés pour pouvoir, à chaque instant, évoluer correctement la situation, connaître l'état psychologique ou physique du malfaiteur et qui savent gérer ces situations de stress, savent comment parler au ravisseur. Aucune décision n'est normalement prise sans avoir auparavant eu recours à l'avis de ces spécialistes.

Une prise d'otages classique a peut-être cet avantage qu'elle se déroule selon un schéma assez bien rodé. Le ravisseur fait valoir ses revendications, revendications qui sont ensuite utilisées par les forces de l'ordre pour entamer des négociations. Ce qui peut leur permettre de prolonger des ultimatums, de faire libérer des otages, de toujours être en contact avec le preneur d'otages et d'avoir, de façon indirecte, une présence auprès de ce dernier. Mais aussi de juger de l'état de détermination du ravisseur, du contrôle de la situation. Ainsi, à Wasserbillig, selon les déclarations officielles (d'après-coup), il n'a jamais été question de donner suite aux revendications de Bejaoui qui voulait une voiture pour rejoindre un avion au Findel avec lequel il comptait s'envoler vers la Libye. Pour les policiers, il fallait à tout prix éviter que le ravisseur ne se retrouve, avec plusieurs enfants-otages, dans une voiture - la situation serait devenue ingérable. Donc, la tactique utilisée était celle de « jouer » avec le véhicule de fuite, sans jamais faire trop de concessions ou brusquer le preneur d'otages.

Un Premier ministre n'est normalement pas formé pour mener de telles négociations. Mais sa fonction lui confère une respectabilité et il est symbole de et du pouvoir. En d'autres termes, toute concession faite par un Premier ministre a un autre poids que celle d'un négociateur. Lorsque un Premier ministre donne directement son accord à un ravisseur pour que celui-là bénéficie d'un véhicule de fuite, le travail de négociation de longue haleine des spécialistes est anéanti d'un seul coup. À Wasserbillig, Bejaoui, une fois la promesse du Premier ministre acquise, l'a considérée comme absolue et s'est réfugié derrière la parole de Juncker. La situation a failli dégénérer, les forces de l'ordre ont dû d'un instant à l'autre changer de tactique avec tous les dangers que cela comporte. Ils ont réussi à résoudre la situation en décidant l'assaut, devenu inévitable, par une ruse.

C'est pourquoi l'intervention du Premier ministre, qui a provoqué l'ire des dirigeants de l'unité spéciale et des négociateurs, n'a jusqu'ici pas été rendue publique. Si l'intervention avait, au contraire, contribué au dénouement de la situation...

L'action sur le terrain est du domaine des unités spéciales dont c'est une des raisons d'être. Quelle que soit la raison qui a amené Juncker a entrer en contact direct avec Bejaoui et lui faire des promesses - le ravisseur qui se fait arraisonner par le Premier ministre ? -, cette attitude est tout simplement irresponsable. Car l'homme politique, fut-il à la tête de l'exécutif, n'est pas tout-puissant !

Ce matin, lors du Conseil de gouvernement, les ministres discuteront du déroulement et de l'issue de la prise d'otages et débattront des conséquences à tirer. Une occasion pour définir clairement les compétences - politiques, stratégiques, logistiques - dans la gestion future de situations de crise.

marc gerges
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