Ambitions déchues et espoirs ténus

 

L’art à quai

d'Lëtzebuerger Land du 20.09.2019

« Bonjour et bienvenue à cette vente de rentrée. » Ce dimanche à Stadtbredimus, le fringant expert en art Adrien Denoyelle, 34 ans, tonne du marteau la fin du repos estival. Le marché reprend ses droits avec une succession. Commence la vente de mobilier et d’objets d’art « de prestige » dans l’édifice « Consilium » sis sur le quai de la Moselle, où cohabitent maison de vente et salon de coiffure. La météo ensoleillée n’a libéré que quelques curieux en short, les autres poursuivent leur chemin sur la rive de la Moselle.

Les peintures d’artistes luxembourgeois sont d’abord proposées à la poignée de personnes qui s’est assise sur les chaises pliables disposées au milieu de la pièce garnie des objets à la vente. Chaque centimètre carré est utilisé pour exposer les biens soumis à adjudication. Les assesseurs ont posé leurs ordinateurs Asus sur les bureaux de style Louis XVI.

Dans la salle, deux tiers mandatés s’adjugent la majorité des lots. Un paysage de Félix Glatz et un polychrome de Gast Michels trouvent preneurs pour 500 et 120 euros. Les natures mortes de Lily Unden, des fleurs en pot, sont retirées faute d’acquéreur. « C’est devenu invendable les Lily Unden », se plaint Adrien Denoyelle auprès de son collaborateur qui lui répond dans une grimace. L’euphorie ne gagnera la salle qu’à l’adjudication de cette commode de la fin du XVIIIème associant une façade en marqueterie et un dessus en marbre bleu. Le bien partira pour 18 000 euros après un combat acharné entre deux potentiels acquéreurs par le truchement d’internet et de la téléphonie mobile.

Anachronisme en eBayie

La tradition de la vente aux enchères, qui remonterait aux mariages de Babylone narrés par Hérodote au cinquième siècle avant notre ère, s’allie à la technologie. L’adjudication est diffusée sur drouotonline.com, la plateforme digitale de l’hôtel des ventes bicentenaire basé à Paris. La diffusion en streaming sur internet a permis la renaissance des salles de ventes brick & mortar. Elle offre l’accès à un public éloigné et facilite du même coup l’objectif de rentabilité des maisons de vente. En témoignent les ouvertures toutes récentes, en 2016, des deux seules sociétés spécialisées sur le marché national : Lux-Auction d’Adrien Denoyelle à Stadtbredimus et Kanerz Art, représentée par Alexandre Château-Ducos à Steinsel.

La première se destine à des enchères d’un certain standing, notamment des successions de grandes familles où, comme dimanche dernier, des peintures d’artistes locaux (dont la valeur culmine à 3 000 euros) côtoient du mobilier ancien (jusqu’à une estimation pièce de 40 000 euros), d’innombrables objets d’art asiatique ou africain (de 150 à 4 000 euros), ainsi que des ouvrages à la valeur bien plus modique, comme le très clivant essai de psychologie de Nicolas Ries Le Peuple luxembourgeois (édition de 1920) dont la mise à prix se limite à vingt euros.

De tels objets représentatifs du « patrimoine national » figurent en nombre chez Kanerz Art à Steinsel. Le catalogue de la vente « Luxemburgensia » de dimanche prochain (le 22 septembre à 14 heures sur place et sur auction.fr) rassemble des plans de la capitale datant des XVIII et XIXème siècles (prix autour de 800 euros), des aquarelles de Sosthène Weis (entre 1 000 et 1 400 euros), des correspondances officielles datant de la Deuxième Guerre mondiale (autour de 2 000 euros) ou encore une boîte à biscuits en métal à l’effigie du couple grand-ducal Jean et Joséphine-Charlotte (pour 25 euros). Le clou de la vente est un habit de gala complet qui a appartenu au colonel Eugène Meunier, l’aide de camp dudit Grand-Duc, décédé cette année. Estimation basse : 1 400 euros. Estimation haute : 2 000 euros.

Génération Ikea

Alexandre Château-Ducos, reconverti « auctioneer » en 2016 après une expérience d’acheteur au centre de recherche List, revendique la conservation du « patrimoine luxembourgeois y compris le patrimoine populaire » par l’intermédiaire des ventes qu’il organise. Sous la pression foncière, à cause d’impératifs de mobilité ou par sincère désintérêt, « les jeunes se débarrassent d’objets de valeur et vecteur de l’histoire nationale », relève-t-il. Il raconte ainsi avoir arraché au rebut plusieurs objets de valeur tel ce projet d’affiche du peintre Théo Kerg pour le relais au flambeau « Mulhouse-Schifflange (435 kilomètres) » organisé du 12 au 15 août 1938 en hommage à l’artiste Jean Jacoby. Un exemplaire unique (puisque le projet a été recalé) adjugé pour 1 100 euros. « C’est quand même une démarche de s’intéresser à l’endroit où l’on vit », râle l’entrepreneur français. Il poursuit, genre vieux con sympathique, en direction d’une génération Ikea déterritorialisée : « Les étudiants feraient mieux de se meubler dans les ventes aux enchères ».

Ce marché existe d’abord par sa vocation à relocaliser l’objet, à entretenir un affect entre l’acheteur et son territoire. La méthode d’acquisition, l’enchère, participe au story making. Selon Alexandre Château-Ducos,  ses clients réguliers ont un âge certain, entre quarante et soixante ans comprend-on, et ont intellectualisé leur achat avant d’enchérir. Mais leur nombre est limité. « De la marchandise, il y en a. Ce sont les acheteurs qu’il faut trouver », assène-t-il. Il faut avouer que la zone d’activité de Steinsel n’est pas des plus passantes. Avoir pignon sur rue aiderait au commerce, mais les loyers en ville sont rédhibitoires. Lux-Auction se déplace dans la capitale à l’occasion, comme pour cette vente du 10 octobre « Life-Style » boulevard Grande-Duchesse Charlotte.

Les marges opérationnelles ne sont pas épaisses. Les maisons de vente se rémunèrent à la transaction. La  commission paraît élevée. Généralement établie à 25 pour cent du prix de cession, elle vient s’ajouter à la facture de l’acquéreur. Mais la maison de vente doit payer l’expertise de tous les objets, environ 300 par vente, leur rassemblement, leur stockage, leur mise en valeur… un cycle qui reprend tous les mois. Puis il faut payer l’huissier. En vertu d’une loi d’un autre temps, la présence de ce représentant de l’État est requise pour les soumissions publiques. Lorsque ces ventes sont volontaires, alors sa venue tient à sa bonne volonté et à la capacité de persuasion de l’organisateur. L’huissier n’est en outre a priori pas expert en art et peut laisser courir la vente d’objets contrefaits. Le garde-fou contre des manipulations de marché par ses opérateurs demeure, outre l’honnêteté et la compétence, le risque de réputation. À titre d’exemple, Alexandre Château-Ducos se targue d’avoir retiré du catalogue un faux dessin d’Hergé avant qu’il ne soit soumis à adjudication. Lux-Auction se traîne un commentaire désobligeant sur Google. Le marché est encore jeune. Les grands scandales des ventes publiques attendront.

L’ambition jusqu’à la Moselle

Le risque existe, car le Luxembourg est selon l’avis partagé un peu le far west en la matière. Les responsables des maisons de vente regrettent l’absence de législation ad hoc. Il en va de même pour les experts en art qui, comme Nadège Mougel (Mona Art Consulting), se sont implantés concomitamment à l’ouverture du Freeport en septembre 2014. Ce bunker pour œuvres d’art et biens de grande valeur en zone de suspension de TVA devait s’ériger en fer-de-lance d’une stratégie de diversification nationale par l’art. Des restaurateurs d’œuvres, des maisons de ventes internationales comme Sotheby’s ou Christie’s, des logisticiens ou encore des investisseurs devaient constituer un centre de compétences. Mais « la place luxembourgeoise n’arrive pas à se développer comme plateforme de marché international », résume Nadège Mougel. La demande des grandes familles locales ou de la clientèle des banques privées et family offices vont piocher, explique Aude Lemogne (Link Management), dans les grandes foires et ventes à Bâle, New York, Londres, Paris ou Hong Kong. Les pièces historiques ou les œuvres muséales recherchées par les collectionneurs internationaux n’atterrissent jamais (ou presque) au Findel. Les ambitions artistiques du Grand-Duché se noient dans la Moselle. « L’État a tout intérêt à légiférer rapidement, en créant par exemple un conseil national des ventes » ou des procédures d’encadrement, avance Nadège Mougel. D’autres préconisent des avantages fiscaux supplémentaires pour dynamiser l’activité.

Le Premier ministre Xavier Bettel (DP) est un grand amateur d’art contemporain. La photo de sa participation à une vente de février chez Lux-Auction à Stadtbredimus trône sur un meuble à l’entrée du Consilium. Mais les scandales vécus par le gouvernement depuis son installation en 2013 ont influencé son appréhension du marché de l’art, déjà opaque par nature. En septembre 2014, pour l’ouverture du Freeport, tout roulait encore. « Je peux vous assurer ici et maintenant que nous vous fournirons toute l’aide que nous pourrons », lançait le ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), pendant la cérémonie (d’Land, 19.09.2014). Mais deux mois plus tard, le scandale Luxleaks mettait le Luxembourg à l’index et le gouvernement « sur le reculoir ». Pour prouver sa bonne volonté, le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), a bien tenté de faire bonne figure à l’OCDE où le responsable fiscalité, Pascal Saint-Amans, regarde de travers les ports francs pour leur manque de transparence, y compris celui du Grand-Duché… dont ses représentants clament pourtant qu’il est le plus propre du monde. Mais la mise en examen et le gel des avoirs du promoteur du Freeport, Yves Bouvier, suite à une plainte à l’automne 2015 pour une prétendue escroquerie sur la vente d’œuvres d’art à l’oligarque russe Dmitry Rybolovlev a scellé le désamour gouvernemental pour le port franc (un partenariat initialement public privé) et la stratégie art et finance. Alors que… aucun développement du scandale étalé dans la presse internationale n’est intervenu au Grand-Duché et n’a concerné le port franc.

Dans un entretien au Land paru en mai 2016, Xavier Bettel lançait ainsi: « Nous attendons de voir ce qui se passe du côté du Freeport - sera-t-il vendu ou pas ? - avant d’agir à nouveau dans ce domaine. » Depuis la Luxembourg art law and art finance association (Lafa) a formulé de nouvelles suggestions au gouvernement, notamment la volonté de transférer les activités du « art cluster » sous le parapluie plus large des « creative industries ». Mais celui-ci fait la sourde oreille et le statu quo prévaut. Les initiatives lancées au milieu des années 2010, telles que la Luxembourg Art Week (du 3 au 14 novembre) ou la conférence Art & Finance de Deloitte Luxembourg demeurent grâce à l’opiniâtreté d’une poignée de parties prenantes. D’autres projets, telles que la plateforme de titrisation d’œuvres Splitart ou l’investissement dans l’art via des fonds ouverts, n’ont pas survécu aux réticences institutionnelles. Reste à voir si les deux nouveaux nés de la vente aux enchères survivront à la frilosité gouvernementale en la matière.

Pierre Sorlut
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