Arts plastiques

C’est le tout début d’une histoire

d'Lëtzebuerger Land du 27.09.2019

Le début de la saison des expositions est réussi à Dudelange, aux galeries Dominique Lang et Nei Liicht. Marlène Kreins, la nouvelle maîtresse des lieux pensait depuis plusieurs mois à montrer le travail de la plasticienne Aude Legrand (qui a étudié et effectué des résidences à Bruxelles, Paris et New-York) et de la photographe Carole Melchior (diplômée de la Cambre, Bruxelles) dont Les fondations du rêve, 24 images, apprendre à dormir la nuit a été la première exposition monographique au Luca à Luxembourg en 2015 et qui a illustré les pages du Land en 2016.

Marlène Kreins, qui a dirigé les résidences d’artistes du Centre d’animation culturel régional Est à Bourglinster et passa entre autres six mois au département nouveaux-médias du Centre Pompidou à Paris, sans oublier qu’elle apprit à bien connaître le public via la médiation au Casino-Luxembourg, n’est pas une débutante. Elle en donne ici la preuve.

C’est l’histoire d’un chat qui portait des souliers à minoux, le titre de l’exposition d’Aude Legrand, est une phrase énigmatique. On entend, en fond sonore, un texte écrit pour l’occasion que l’artiste a demandé à l’auteure Nora Wagner : « C’est le tout début d’une histoire », en est la première phrase et c’est un des tout premiers souvenirs d’enfance d’Aude Legrand :

Tous les soirs, le père de l’artiste disait ces mots et les répétait à la petite fille, entrecoupés de « tu m’écoutes ? ». Cette seule phrase, scandée à répétition hypnotique, la faisait s’endormir. C’est l’histoire d’un chat qui portait des souliers à minoux pourrait déjà être en soi, un sujet créatif. Aude Legrand illustre ici bien d’autres histoires, sur la réalité, les rêves, la féminité, la masculinité, la force, l’envahissant, les liens tendres ou de dépendance, etc.

Férue de psychanalyse des contes pour enfants, la plasticienne est aussi fine connaisseuse de la psychanalyse dans la vraie vie. Elle-même coupe, sépare ou cicatrise et surtout libère, à l’image de ces bougies obligées de se consumer pour se libérer de leur gangue de cire, Aude Legrand travaille en images poétiques et des matériaux récurrents comme la cire d’abeille et elle pose des traces d’or, à la manière japonaise pour réparer de manière précieuse des objets endommagés, même banals.

La production exposée à la galerie Dominique Lang est tellement riche (c’est la première exposition monographique d’Aude Legrand), que l’on se limitera ici à ne décrire que quelques pièces : emblématique de la vie et de la fragilité de l’enfance malgré la robustesse de leur coquille, voici des œufs disposés au sol, parfois écrasés : le visiteur est autorisé à le faire, le bruit de la coquille qui se brise rend un son impressionnant.

C’est une œuvre, au dire de l’artiste elle-même, en référence à une violence absolue : le vol de l’enfance aux enfants soldats. La force masculine (et en particulier paternelle) est interprétée via un imposant fauteuil en apparence confortable, mais disposé de manière fragile et bancale sur un pied en boulle de verre. Le même fauteuil est cruellement sanglé. Ce pourrait donc aussi être celui de la ou du psychanalyste ! Tout aussi cruelle est la décapitation d’une porcelaine familiale honnie. Aude Legrand coupe beaucoup : voici un lien à défaire, long et gros comme une corde maintenue par des mains… coupées. La fragilité de la maternité et celle du couple sont interrogés : dans une petite maison en bris de verre germe une minuscule lentille.

Tout aussi énigmatique est le titre de l’exposition de Carole Melchior, Eleutheromania, à la galerie Nei Liicht. Un travail consacré à l’objectif fondateur de la galerie : exposer des travaux photographiques.

Carole Melchior est plus conceptuelle, voire intellectuelle, bien que, pas si éloignée que cela, en termes de sensualité et de féminisme, ni d’esprit combatif, d’Aude Legrand. Ici, comme dans le cas du texte de Nora Wagner, une réflexion écrite fondamentale accompagne l’accrochage. Elle est de Christophe Gallois, commissaire d’expositions au Mudam. On prendra soin de le lire.

Carole Melchior travaille avec plusieurs appareils photo, un petit modèle Pocket et un Reflex numérique. Elle fait faire ses tirages dans un laboratoire bruxellois (les tireurs deviennent très rares à l’ère du print numérique), où elle-même participe à la fabrication, éclairant telle ou telle zone, faisant ressortir la matière, le grain de l’image, souvent pixélisée.

Les photographies sont des moyens formats en noir et blanc et accompagnées de quatre peintures choisies d’une artiste invitée : Charlotte Beaudry. Ces quatre toiles résument et illustrent les sujets que Carole Melchior explore : lignes graphiques, aussi précises que les arrêtes d’un diamant, fluides comme les bretelles d’une robe et le tombé d’une masse de cheveux, pointillisme en écho à la pixellisation des photos.

Comme sa complice, « autodidacte et farouchement indépendante », on pourrait croire que Carole Melchior travaille de manière spontanée. Ainsi de quelques prises de vue « arrêtées » d’images en mouvement de films et de vidéos qu’elle a visionnés, dont un bas de robe dont le mouvement ne semble pourtant pas figé – c’est une photo couleur.

L’unique visage « nu » d’Eleutheromania, est une prise de vue d’un film de Chris Marker, un hommage donc au vidéaste, quand un autre portrait porte devant ses yeux une cassette audio. Référence encore à un temps révolu, celui des bobines photos, peinte par Charlotte Beaudry.

Qui se souvient des pellicules 12, 24 ou 36 pauses ? Il n’y a pas de « hasard » dans le travail de Carole Melchior, même si elle photographie beaucoup les personnes de son entourage ou au gré de découvertes, comme à un marché aux puces. Cette photo, malgré les objets hétéroclites qu’elle représente – chaussures de sport usagées, paire de palmes de plongée et, clin d’œil, un petit appareil photo dans le haut de l’image – concentre toute la lumière au centre, sur une paire de patins à glace, à la manière des grands classiques du siècle passé.

La matière et les formes vivantes, les tissus et leurs motifs, leurs pliures, sont aussi les motifs que retient la photographe : mains, peau d’un bras duveteux, textile pailleté d’une blouse et pull à rayures qu’on dirait presque pouvoir toucher. Et comment ne pas être ému face à ce gros plan de jambes de pantalon, dont le lainage prend forme par la morphologie des genoux de celui ou celle qui le portent ?

Ainsi est le travail de Carole Melchior : des profondeurs de tons noirs, gris, blancs, une multitude de couches, d’aplats aussi, on a dit la texture pixélisée. Compositions que chacun voudra bien s’autoriser à interpréter – les photos sont toutes sans titre – via le prisme par lequel Carole Melchior, elle, regarde les choses, les gens, son environnement.

L’exposition C’est l’histoire d’un chat qui portait des souliers à minoux d’Aude Legrand à la galerie Dominique Lang et Eleutheromania de Carole Melchior à la galerie Nei Liicht, textes de Nora Wagner et de Christophe Gallois, curatrice Marlène Kreins, sont à voir jusqu’au 6 octobre ; un finissage est organisé le 29 septembre à partir de 11h30 heures ; ouvert du mercredi au dimanche de 15 à 19 heures ; www.centredart-dudelange.lu.

Marianne Brausch
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