La proportion des ménages de la classe moyenne diminue

L’heure du reflux

d'Lëtzebuerger Land vom 19.02.2016

Le Luxembourg est sans doute le seul pays du monde à avoir un ministère dédié aux classes moyennes. Une sollicitude qui s’explique par l’importance de cette catégorie : presque soixante pour cent de la population en fait partie. Mais cette situation se rencontre aussi, et depuis longtemps, dans tous les pays développés et touche désormais les pays émergents. Leur montée en puissance a coïncidé avec les fameuses Trente Glorieuses (1945-1975) mais l’accroissement des inégalités, s’il ne menace pas leur prééminence, tend à réduire leur importance : comme l’écrit Louis Chauvel, un sociologue français, professeur à l’Université du Luxembourg, désormais « l’heure est plutôt au reflux ».

La délimitation de la classe moyenne n’est pas sans poser des problèmes méthodologiques (lire encadré). Il existe néanmoins un consensus pour considérer que les ménages qui y appartiennent sont ceux où le revenu médian de chaque « unité de consommation » (équivalent d’une personne adulte, pour simplifier) est compris entre 70 pour cent et 150 pour cent du revenu médian de l’ensemble de la population. Au Luxembourg, tout ménage gagnant entre 3 150 et 6 750 euros par mois en fait partie, ou tout adulte gagnant entre 1 960 et 4 200 euros. Entre 70 et 100 pour cent du revenu médian (soit au Luxembourg entre 1 960 et 2 800 euros mensuels par personne) on peut parler de « classe moyenne inférieure ». Entre 100 et 150 pour cent (soit entre 2 800 et 4 200 euros) il s’agira de la « classe moyenne supérieure ». Des chiffres qui n’ont un véritable intérêt que pour établir des comparaisons dans le temps ou dans l’espace.

Sur ce dernier point les données les plus complètes, à défaut d’être très récentes, figurent dans une étude publiée en France en décembre 2011, par l’institut Credoc, dans son Cahier de recherche n° 482 auquel a contribué le Luxembourgeois Guillaume Osier (Luxembourg Income Study et STATEC) au côté de trois chercheurs-maison (Régis Bigot, Patricia Croutte et Jörg Müller). En 2009 dans 29 pays d’Europe la classe moyenne représentait environ 53 pour cent de la population, avec six pays au-delà de soixante pour cent, tous situés en Europe du Nord. À l’opposé les quatorze pays où la proportion est inférieure à la moyenne se trouvaient en Europe du Sud et du Nord-Est (Pologne, pays baltes), mais incluaient aussi l’Irlande et Royaume-Uni. Les proportions trouvées en Europe sont en général plus élevées que celles que l’on rencontre dans le reste du monde, même quand il s’agit de pays très développés comme les États-Unis ou l’Australie, mais la classe moyenne est néanmoins majoritaire partout.

Contrairement aux théories de plusieurs auteurs importants, comme Henri Mendras (1927-2003) qui « ont avancé l’idée que cette nouvelle catégorie sociale était porteuse de nouvelles valeurs, d’une nouvelle culture et de nouveaux modes de vie », les études ne démontrent pas que les membres des classes moyennes auraient des comportements de consommation spécifiques. Sur tous les postes de consommation, et en particulier les quatre plus importants (logement, alimentation, transports et loisirs) ils se trouvent dans une position intermédiaire, en valeur comme en pourcentage, entre les bas revenus et les hauts revenus et n’ont pas de comportement atypique ou innovant.

En revanche, la présence dans un pays donné d’une classe moyenne importante est corrélée avec plusieurs caractéristiques sociales et politiques importantes. L’indicateur social de l’OCDE agrège des données telles que les dépenses de santé et pour les retraites, les minima sociaux, les allocations familiales, les indemnités de chômage, les aides au logement ainsi que la législation sociale. Cet indicateur est fortement corrélé au poids de la classe moyenne, dans la mesure où, selon les auteurs de l’étude précitée, « un certain niveau de dépenses sociales est nécessaire à l’épanouissement des couches intermédiaires ».

La corrélation confine ici à la causalité : c’est en effet parce qu’il existe d’importantes prestations sociales, elles-mêmes financées par de lourds prélèvements obligatoires, qu’une classe moyenne peut apparaître et se maintenir. À titre d’exemple, dans un pays comme la France, connu pour le poids qu’y représente la redistribution, les prestations sociales comptent pour plus du tiers (36,3 pour cent) du revenu disponible des ménages modestes alors qu’elles sont négligeables chez les plus riches.

Déjà au IVe siècle avant JC, Aristote considérait que la meilleure communauté politique est celle où figure une classe moyenne assez nombreuse, car cela permet d’éviter les dérives que sont la tyrannie ou la démagogie : « C’est là qu’il y a le moins de factions et de dissensions parmi les citoyens ». De fait, un lien étroit apparaît entre l’importance de la classe moyenne et le régime politique. Un régime dit « consensuel » avec un pouvoir exécutif réparti au sein d’une coalition de partis, comme c’est le cas au Luxembourg, y est particulièrement favorable. Le Grand-Duché appartient comme de nombreux pays d’Europe continentale aux « démocraties sociales », qui, grâce à une forte redistribution, ont une classe moyenne plus importante que les pays anglo-saxons (États-Unis, Australie, Canada, Royaume-Uni) ou l’Espagne, qualifiés de « démocraties libertaires ».

Une hypothèse couramment émise par certains universitaires et hommes politiques est que la classe moyenne s’appauvrit, étant à la fois la plus touchée par la crise économique et par les mesures prises pour la combattre, car ses membres sont trop riches pour bénéficier d’aides mais pas assez fortunés pour accéder à des montages juridico-financiers attractifs.

Les travaux statistiques ne permettent de constater aucune paupérisation des classes moyennes. « Dans tous les pays et pour toutes les populations les revenus ont augmenté » écrivent les chercheurs du Credoc. Néanmoins, dans plus des deux tiers des pays étudiés, on remarque que le niveau de vie des classes moyennes progresse moins vite que celui les autres catégories. Au Luxembourg entre 1985 et 2009, leur revenu a augmenté de 3,6 pour cent par an, davantage que les bas revenus (+3,3 pour cent) mais moins que les hauts revenus (+4,1 pour cent).

La conséquence logique de ce constat est que, proportionnellement, les classes moyennes reculent. Cette fois, les thèses de certains sociologues et économistes, émises dès les années 90, sont bien vérifiées. Selon l’étude du Credoc de 2011, qui sur ce point particulier a étudié 25 pays sur une longue période, une baisse de la part de la classe moyenne a été constatée dans douze pays, soit la moitié, et une augmentation dans quatre pays seulement. Dans sept des douze pays concernés, dont le Luxembourg, la diminution relative de la classe moyenne s’est faite au profit des ménages « à hauts revenus » (gagnant plus de 150 pour cent du revenu médian).

Le cas est particulièrement flagrant aux États-Unis où la classe moyenne rétrécit depuis… 1971. Selon une étude parue récemment elle ne représente plus aujourd’hui que la moitié de la population, contre près de 61 pour cent il y a 45 ans. Le revenu médian y est en forte baisse depuis 2008 et n’est que tout juste supérieur à son niveau de 1996. Ce pays est devenu très inégalitaire : sa croissance économique ne se traduit plus par une amélioration de la situation du plus grand nombre, « la quasi-totalité de la richesse créée est captée par une infime minorité ».

En Europe le phénomène est plus récent, mais sensible à partir du milieu des années 80. Ainsi, au Grand-Duché entre 1985 et 2009 la classe moyenne a perdu 4,4 points (passant de 61,3 à 56,9 pour cent) tandis que les hauts revenus en gagnaient 2,4, passant de 16,9 à 19,3 pour cent. La Belgique a connu une évolution strictement semblable. Cette contraction s’est aggravée depuis. La France a longtemps fait exception, car la classe moyenne a continué à y augmenter jusqu’en 2009, mais elle a fini par connaître un tassement après cette date, bien que deux Français sur trois en fassent toujours partie.

Aujourd’hui l’accroissement des inégalités de revenus, lié à l’impact de la crise et aux nouvelles conditions économiques (mondialisation, révolution technologique) n’est plus compensé par la redistribution, car les prélèvements obligatoires qui « renforcent la classe moyenne » ont atteint un niveau élevé et ne peuvent plus être augmentés. Au contraire dans de nombreux pays la relance de l’économie passe par un allègement de la fiscalité et l’assistance a désormais mauvaise presse.

Georges Canto
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