Portrait d’une postdoc précarisée

Citizen Adde

Portrait d'Éloïse Adde, historienne
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 30.11.2018

« Adde » avec un « e » muet : le nom serait normand, dit-elle, peut-être « viking ». Éloïse Adde a grandi à Sées, une petite ville rurale dans le département de l’Orne. Son père était dessinateur industriel, sa mère femme au foyer. Son parcours scolaire se lit comme une illustration de l’idéal méritocratique républicain. Alors qu’elle est lycéenne à Alençon, un prof d’histoire lui conseille de tenter hypocagne, la voie royale vers les grandes écoles. En 1995, elle obtient une bourse et s’inscrit en école préparatoire à Caen. Mais elle trouve rapidement la ville trop étriquée, trop conservatrice. L’année suivante, elle monte à Paris où elle vient d’être sélectionnée au prestigieux Lycée Henri-IV. Situé sur la montagne Sainte-Geneviève, dans une ancienne abbaye, c’est une sorte de temple républicain, où n’entrent que quelques rares lycéens de province, triés sur le volet.

Éloïse Adde n’avait jamais visité la capitale. À son arrivée, elle s’y sent « toute petite », tout lui semble « hyper grand, hyper loin ». Durant ses deux années à Henry-IV, elle côtoiera la progéniture de la haute bourgeoisie française ; les fils et filles de ministres, de professeurs et de grands industriels. (Également inscrit à Henry-IV durant ces années-là, le futur Président de la République, Emmanuel Macron, dont elle n’a gardé qu’un souvenir assez vague.) Adde est parmi les rares boursières, et, quoique de manière diffuse, elle ressent la différence sociale qui la sépare des autres élèves. Elle ne se sentait « pas en phase », dit-elle. « J’avais l’impression d’être là par hasard, à la limite comme un alibi. ». Adde ne réussira pas ses examens d’entrée à l’École normale supérieure ; elle se rebat donc sur l’Université Paris 1, où elle soutiendra une maîtrise sur l’imaginaire chinois chez Marco Polo. Comme pour prendre ses distances avec le monde clos de Henry-IV, elle s’inscrit en cours de japonais et de coréen. Mais, rapidement, elle se lasse de ces sujets.

En 2005, un ancien manuscrit est découvert à Paris. Rédigé en latin, le texte contient des barbarismes que les experts français mettront des mois à identifier comme du tchèque médiéval. Il s’agit d’une traduction latine de la Chronique de Dalimil, la première histoire de Bohême rédigée en langue vernaculaire au début du XIVe siècle. Ce texte occupera la médiéviste Adde durant la décennie à venir. Elle part pour Prague étudier le tchèque et préparer une thèse en histoire. Adde évoque un besoin de partir, et dit n’avoir « plus supporté le parisianisme » qui se prendrait « pour le centre du monde ». (Dans l’historiographie française, l’histoire de la Bohême médiévale reste un terrain très peu encombré ; en s’y spécialisant, Adde se garantissait également un quasi-monopole en France.)

Elle tombera amoureux de Prague. À partir de 2008, elle travaillera occasionnellement comme freelance pour les Guides verts de Michelin recensant les sites culturels, les lieux de sortie et les rues commerçantes et évaluant les restaurants de la ville. (Puisque Michelin lui conseillait de commander plusieurs plats, elle invite des amis à dîner, envoyant les factures à Paris.) Soutenue en 2011, sa thèse sur le Dalimil sortira en 2016 aux Publications de la Sorbonne. La moitié du livre est une traduction française (la première) du texte original. Adde en fait une lecture socio-politique, analysant le Dalimil comme un programme idéologique, « une guerre des symboles ». Elle montre comment la noblesse tchèque tente de défendre son hégémonie face à une bourgeoisie allemande qui monte dans les villes. Elle avait envoyé une copie de sa thèse au célèbre médiéviste Jacques Le Goff, qui répondit la politesse par une préface. Il décèdera en 2014, et la préface posthume sera son dernier texte publié.

En 2012, alors qu’elle vient de terminer sa thèse et vivait à Berlin, elle rencontre l’historien luxembourgeois Pit Péporté à un colloque à Nancy. Celui-ci lui explique que son profil et sa spécialisation devraient intéresser l’Université du Luxembourg. Or, son expérience à l’Uni.lu sera celle d’une post-doc précarisée, vivant de projet en projet, à la recherche de financements. Fin 2013, Adde obtient un financement au Fonds national de la recherche (FNR) pour deux ans. En décembre 2015, trois ans s’y ajouteront, le projet « Luxdynast », à la rédaction duquel elle avait largement contribué, venant de décrocher un financement auprès du FNR. Une équipe de médiévistes analysera comment, entre 1308 et 1437, la maison de Luxembourg cherchera à construire une légitimité et une « fiction du consensus » sur des espaces très larges et des populations très hétérogènes.

Éloïse Adde ne cache pas ses opinions. Revendiquant un rôle d’intellectuelle, elle publie régulièrement des articles et analyses politiques dans la presse (notamment le Land). Elle fait exception à la règle. Car, dans leur grande majorité, les chercheurs de l’Uni.lu sont désengagés politiquement, se confinant dans une sorte de solipsisme académique. À quoi s’ajoute une peur d’offenser les pouvoirs locaux que les chercheurs – pour la plupart étrangers – craignent d’autant plus qu’ils les connaissent mal. Dans un article publié il y a deux mois dans la revue parisienne Esprit, Éloïse Adde critiquait la soumission des chercheurs aux mots d’ordre du néolibéralisme : « Les acteurs de l’Université ont majoritairement réagi par l’adoption, volens nolens, du nouvel ethos, qu’ils y adhèrent avec circonspection en espérant limiter les dégâts à leur humble niveau ou avec cynisme, pour accélérer leur carrière. » Certains chercheurs verraient également dans les nouveaux systèmes d’évaluation par le nombre et la compétition internationale « une bonne manière de partir en guerre contre un localisme et des clanismes effectivement délétères. »

Mais, avec de moins en moins de postes à distribuer, cette croyance dans une juste compétition serait un leurre, estime Adde. « J’aime bien la compétition. J’aime bien être la première dans une course. Mais finalement, ce seront toujours d’autres critères qui vont primer ». Et de citer les réseaux et les copinages ou simplement les thématiques à la mode. En absence de postes fixes à distribuer, le système universitaire tournerait aux « projets de recherche » de courte durée, maintenant les postdocs dans une situation d’incertitude, les forçant sans cesse à penser au prochain financement.

Critiquer abstraitement le monde universitaire dans des magazines intellos, c’est une chose. S’attaquer de front au futur recteur de l’Uni.lu dans l’édition du samedi du principal quotidien, c’en est une autre. Avec le professeur d’histoire Benoît Majerus, elle cosignera en octobre 2017 une carte blanche dans le Wort fustigeant Stéphane Pallage comme candidat « pour le moins clivant et provocateur » au « profil ultra-libéral ». Pour une postdoc au statut précaire, ce fut un choix courageux.

Adde se rend compte de son isolement dès la rédaction du texte. Coincée dans un bus quelque part entre Vienne et Brno, elle cherche à joindre des collègues prêts à cosigner le texte. Et essuiera refus sur refus. Au lendemain de la publication, Adde est accueillie par le silence. « Parmi mes collègues, personne n’a fait allusion à cet épisode. C’était très inquiétant… extrêmement flippant. » Elle y voit « une envie de ne pas déplaire », « une peur du conflit ». En France, la masse critique d’acteurs donnerait plus de libertés. Au Luxembourg, avec sa seule université publique, « cela tourne vite au face-à-face ». Mais, ajoutera-t-elle, « si on ne peut pas critiquer l’université, je ne vois pas l’intérêt d’y rester et plus largement de son existence. »

Depuis ce vendredi, 30 novembre, Éloïse Adde est officiellement au chômage. Le dernier jour du grand colloque clôturant le projet « Luxdynast » coïncidait avec le dernier jour de son contrat à l’Uni.lu. Elle espère y retrouver un poste et compte candidater pour aux postes et projets qui pourraient s’ouvrir. En attendant, Éloïse Adde veut (entre autres) écrire une satire sur le microcosme universitaire. Elle a déjà commencé la rédaction de quelques passages de ce roman à clef, passant du « elle » au « je », puis de nouveau à la troisième personne.

 

Droit de réponse

Dépossédée de ma parole

Récemment, j’ai été contactée par Bernard Thomas pour donner une interview qui devait être insérée dans le supplément « Recherche » du Lëtzebuerger Land, qui sort tous les ans au mois de novembre. J’étais ravie de faire partie de la poignée de chercheurs retenus et de pouvoir évoquer mon travail. En outre, de manière plus personnelle, j’y voyais une occasion de partir dignement de l’université. En effet, le 30 novembre 2018 était aussi le dernier jour de mon contrat de travail.

Le journaliste m’avait écrit qu’il voulait « évoquer tant [mes] recherches académiques que [mon] positionnement en tant qu’intellectuelle ». Lors de notre rencontre, il me fit part de son idée de faire un portrait biographique entrelaçant mon vécu et ma recherche. J’ai accepté, ne soupçonnant pas une seconde que le passage d’une interview classique au discours direct à un récit à la troisième personne impliquerait un changement radical de thématique et de perspective. De surcroît, à l’heure du succès de l’égo-histoire et des travaux qui font le lien entre la recherche d’un individu et son histoire personnelle, j’étais enchantée de pouvoir me livrer à l’exercice. J’avais en outre envoyé à sa demande plusieurs articles ainsi que mon livre à l’intéressé afin qu’il se familiarise avec mon travail et mon approche.

C’est donc sur cette base que j’ai donné une interview de deux heures et demie dans laquelle je me suis employée à faire le lien entre mon histoire et mon travail, insistant notamment sur ce désir venu très tôt, au lycée, de percer le mystère par lequel les institutions parvenaient à s’imposer avec efficacité comme naturelles et incontestables aux yeux de tous, malgré le caractère artificiel et accidentel du pacte originel présidant à leur fondation.

J’avais été prévenue qu’il n’y aurait pas de relecture avant publication. Pourtant, quel ne fut pas mon trouble, le 30 novembre, quand j’ai découvert cet article qui m’était consacré et qui mettait l’accent sur ma précarité professionnelle. Je suis passée par plusieurs phases, éprouvant un violent rejet dans un premier temps. Par sa noirceur, le portrait amplifiait mon mal-être, dû à la fin de mon contrat et à l’incertitude engendrée par cette situation. Par ailleurs, j’étais incommodée par le fait que c’était la première chose que les lecteurs du Land liraient sur moi, assistant en direct à ce que je vivais, dans une simultanéité et une immédiateté cinglantes qui n’étaient pas sans me faire songer à la vulgarité des reality shows. Enfin, j’étais surprise de voir ma recherche quasiment absente du texte final – et ce malgré ce qui avait été convenu, les heures d’entretien, ma disponibilité pour des compléments d’information, et aussi en contradiction avec le reste du supplément qui accorde bien cet espace d’expression aux autres participants.

Par la suite, je me suis un peu réconciliée avec le propos. En effet, l’article ne disait rien de nouveau concernant ma situation et mon positionnement. Il pointait par ailleurs un aspect généralisé du monde de la recherche : la précarisation, situation qui affecte au passage certains des autres interviewés du supplément que je connais bien, même si leur portrait ne le révèle pas.

Mais je persistais à trouver peu déontologique le procédé du journaliste.

D’une part, je trouvais exagérée et gratuite son insistance sur mes prises de positions de 2017 concernant l’université, qui deviennent le thème principal de l’article, après ma précarité professionnelle. Naturellement, je m’étais préparée à me justifier sur ces épisodes, et étais disposée à expliciter ma démarche. Loin de renier mes motivations et mes convictions, je maintiens au contraire que, si je devais en pâtir, cela montrerait que cette institution n’est pas viable en condamnant la critique qu’elle est censée soutenir. Mais j’entends rester maîtresse de mon discours et de mes combats.

De l’autre, j’étais mal à l’aise devant les nombreuses imprécisions et erreurs factuelles par rapport à mon récit.

Au sujet de l’ENS, par exemple. Tandis que je comptais parmi les bons élèves de l’un des meilleurs lycées parisiens préparant au concours d’entrée, j’ai fini par ne plus adhérer à l’esprit de la khâgne et par rejeter tout le substrat idéologique qui portait cette institution. Il faut savoir que l’ENS est plus un club qu’un lieu de formation, et je refusais d’être le transfuge qui sert d’alibi et cautionne le système en démontrant par sa réussite les vertus de la méritocratie. Au passage, je ne me suis pas « rabattue » sur l’université, puisque les normaliens doivent de toutes manières s’inscrire, parallèlement à leur affiliation à l’école, dans une université, seule institution habilitée à pourvoir des titres universitaires en Sciences Humaines et Sociales.

Par ailleurs, alors que j’ai précisé lors de l’interview que l’article publié avec Benoît Majerus dans le Luxemburger Wort le 7 octobre 2017 n’était pas une « attaque personnelle » à l’encontre du recteur, mais avant tout une critique de la manière dont il avait été désigné à ces fonctions, manière qui était apparue contraire aux discours sur la transparence qui nous avaient été servis durant tout l’été, c’est pourtant d’« attaque » que le journaliste parle.

Je me limiterai à ces deux cas qui sont loin d’être exhaustifs.

En tout état de cause, je ne pense pas que j’aurais accepté de participer à l’enquête si j’avais été informée au préalable des intentions véritables de l’auteur. Je n’aurais sûrement pas laissé ma parole aux mains d’un autre si j’avais su que l’évocation hâtive de mes recherches ne serait qu’un prétexte. À la différence des autres chercheurs interviewés qui apparaissent comme les sujets de leur discours en présentant de manière souveraine leurs recherches conformément aux desseins du supplément, j’ai pour ma part été dépossédée de ma parole et objectivée dans le discours et le projet d’un autre, désireux de produire une critique sociale en détournant mon récit et en instrumentalisant mon histoire, sous couvert de défendre ma cause.

Aussi, par cette réponse argumentée à l’article de Bernard Thomas, j’entends plus généralement sensibiliser le journalisme aux difficultés inhérentes au fait de parler pour autrui, dans la mesure où la démarche s’accompagne toujours aussi d’un désir de parler pour soi, quand bien même elle serait motivée par les meilleures intentions. Éloïse Adde

Bernard Thomas
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