Venezuela

Jusqu'ici, tout va bien

d'Lëtzebuerger Land du 29.04.2004

À vrai dire, nous avions un peu peur avant d'aller voir Venezuela, la mise en scène par Anna-Maria Krassnigg de la pièce originairement appelée Morgen ist Regen de l'auteur luxembourgeois Guy Helminger. Non pas que ses interprétations punk complètement déjantées de Büchner (Chez Pipo, en 2002) et de Dostoïevski (Idiot!, 2003), les deux premiers épisodes de ce qu'elle appelle Trilogie de la jeunesse baisée, ne nous aient pas plues. Au contraire. Mais une adaptation aussi excitée pour la pièce déjà bien agressive de Helminger - que nous avions pu découvrir dans une lecture lors de la bourse aux textes du Théâtre national à Mersch - n'allait-ce pas devenir un peu trop? Surtout sans valium...

Et bien non. Visiblement consciente du danger, Anna Maria Krassnigg a décidé de prendre le contre-pied ici, de ralentir le rythme plutôt que de tout accélérer comme pour les classiques. Le résultat de ce portrait d'une génération X, paumée dans un monde dans lequel elle ne voit plus d'avenir, est une scène presque immobile, proche de l'inertie, sur un terrain vague entre réalité et illusions, où l'ennui est seulement entrecoupé par les agressions entre membres de la bande. 

Kerm (Jens Ole Schmieder, génial dans sa retenue et son arrogance), Flada (Nina Gabriel, fantastique dans son impertinence et sa vulgarité), Buch (Johannes Maile, l'intellectuel chiant), Olif (Marc Baum, le naïf qui ne pige rien) et Izmir (Daniel Kamen, qui se donne à coeur joie à son interprétation de l'immigrant turc trop macho, trop cool, trop kitsch) sont une bande de copains qui se retrouvent dans les souterrains pour faire du trainsurfing. S'accrocher aux trains en marche pour prouver son courage. Absolument absurde. Mais c'est leur prétexte pour avoir une vie sociale, avec les rites de passages et les règles de fonctionnement de groupe que cela implique.

Fraggel était des leurs. Un de leurs meilleurs copains. Un clochard peut-être, «mais il était toujours vachement bien fringué,» comme remarque Flada. Il était surtout le héros d'Olif, du plus jeune. Mais la pièce commence avec la mort de Fraggel, qui s'est tué en faisant du trainsurfing. Alors, pour protéger Olif, les autres décident de ne pas lui parler de sa mort, mais de prétendre qu'il est parti pour le Venezuela, parce que là-bas, les trains roulent plus vite. 

À partir de là, ils seront obligés de mentir en permanence, de mettre en place tout un stratagème pour cacher la vérité à Olif. Buch, l'intellectuel qui va à l'école, commence à écrire des lettres apocryphes du Venezuela, inventant la vie heureuse de leur copain là-bas. Peu à peu, ce «Vene» deviendra le pays béni, l'endroit utopique dans lequel ces jeunes peuvent projeter tous leurs phantasmes d'évasion et de vie meilleure. 

Il ne se passe pas bien plus dans Venezuela. C'est une pièce qui vit par sa langue mutilée, de l'allemand déchiqueté, complètement artificielle et grotesque et par-là même poétique. Personne ne parlerait comme ça, mais dans ce contexte-ci, ça marche. Le coup de génie d'Anna Maria Krassnigg, c'est d'ajouter une très forte dimension sensuelle à la pièce: dans le décor délirant d'Andreas Lungenschmid, un croisement d'une sous-coupe volante renversée et d'une piste de skateboard, dans la pénombre, cela sentait fortement l'écorce de pin broyée dont était recouvert le sol. Les acteurs jouant à cent pour cent leur corporalité, un jeu très physique, scènes de combat, montées et descentes d'un pylône portant l'antenne de radio, parfois très nerveux, sur de la musique punk-rock plein d'entrain, parfois complètement démotivés, comme effondrés sur scène.

Par sa langue, par son message qui finalement se termine sur une note d'espoir sans jamais tomber dans le moralisme, mais aussi par ses personnages qui fonctionnent - dont une grande partie du mérite revient aux acteurs, faramineux - Venezuela était sans aucun doute le point culminant de la trilogie.

 

Coproduite par le Théâtre national du Luxembourg, Iffland [&] Söhne et WUK, la pièce ne sera plus jouée au Luxembourg. Le texte a été publié dans la série Amphitheater (n°68) des éditions Phi. 

 

 

 

 

josée hansen
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