France

Un soulèvement français

d'Lëtzebuerger Land du 07.12.2018

Des barricades au cœur de Paris, faites de mobilier urbain et de barrières de chantier. 249 départs de feux et 112 voitures brûlées. Des dégâts en pagaille, y compris au pied de l’Arc de Triomphe. Des graffitis révolutionnaires à foison sur les façades des quartiers huppés. Des affrontements violents du petit matin en soirée. Des dizaines de blessés chez les manifestants et les policiers. Près de 10 000 grenades diverses utilisées par les forces de l’ordre. Et un sentiment de perte de contrôle peu habituel dans la capitale. Mais aussi des milliers de manifestants pacifiques, des drapeaux tricolores, la Marseillaise moultes fois entonnée… Sans compter les centaines de rassemblements en province, certains violents, beaucoup d’autres plus calmes. Ces « émeutes » pour certains, cette « insurrection citoyenne » pour d’autres, qui ont marqué la journée de mobilisation des « gilets jaunes » du samedi 1er décembre, après celle du 24 novembre, ont, au regard de l’Histoire, tout d’un soulèvement français.

Ce double refus de l’injustice fiscale et de l’arbitraire du pouvoir rappelle 1789 et le déclenchement de la Révolution française, quand il s’est agi de conquérir la souveraineté du peuple et l’égalité des droits. Quant aux barricades, elles font écho aux événements de 1830, 1848, 1871 ou 1968… « La France, où la tentation révolutionnaire n’est jamais loin et fait partie de l’identité au même titre que le drapeau et l’hymne, flirte avec la crise », écrit El Pais de Madrid. C’est un « soulèvement des invisibles », titre le Tageszeitung de Berlin. Et « inédit depuis mai 68 », juge la maire de Paris, Anne Hidalgo. « C’est le retour d’un conflit de classes » et « s’ajoute désormais à cet ensemble explosif un élément majeur, le sentiment national », résume au Figaro le politologue et sondeur Jérôme Sainte-Marie.

« Emmanuel Macron, c’est Louis XVI au moment des États généraux, qui reçoit les cahiers de doléances mais qui n’y comprend rien », affirme même l’historien Stéphane Sirot au Parisien. Et ce spécialiste des mouvements sociaux d’ajouter : « dans une société démocratique, il existe toujours des tensions entre les institutions élues – le pouvoir légal – et le peuple – le pouvoir légitime. Normalement, entre les deux, il doit y avoir les partis politiques et surtout les syndicats. Malheureusement, ceux-ci se sont énormément affaiblis ces dernières décennies. Conséquence, quand vous avez une interaction directe entre le pouvoir légal et le pouvoir légitime, un compromis est difficile, voire impossible ».

C’est exactement ce qui vient de se passer dans l’Hexagone. Face à un mouvement spontané, apolitique, protéiforme et désidéologisé, le pouvoir macronien n’a su ni trouver les bons mots ni prendre les bonnes décisions. Avant le premier acte du 17 novembre, le Premier ministre Edouard Philippe a annoncé le déblocage de 500 millions d’euros pour notamment changer de voiture ou de mode de chauffage. Ce n’était pas vraiment le sujet. Après le deuxième acte du 24, Emmanuel Macron a installé un Haut conseil pour le climat, présenté une nébuleuse taxation flottante sur les carburants et promis trois mois de concertations en régions. Ce n’était ni à la hauteur, ni assez rapide. Les « gilets jaunes » réclamaient au moins un moratoire sur les hausses de taxes de 2019, ils n’ont pas été entendus. Résultat, une radicalisation du mouvement lors de l’acte III le 1er décembre, mais aussi désormais des revendications plus amples et plus structurées. Pour les plus posés des manifestants : baisses des taxes, hausses des petits salaires et des petites pensions, restauration des services publics dans les territoires délaissés, réforme des institutions pour démocratiser la vie publique. Pour certains radicaux : une tentation de pouvoir autoritaire. Et pour un grand nombre de « gilets jaunes », on ne peut que le constater dans les slogans : la démission d’Emmanuel Macron.

Il faut dire qu’aux politiques inégalitaires, le président de la République n’a cessé depuis 18 mois d’ajouter provocations et stigmatisations langagières : « les gens qui ne sont rien », le « pognon de dingue » mis dans la protection sociale, il faut « traverser la rue » pour trouver un emploi, « ne pas se plaindre » des maigres pensions, et encore récemment ces « Gaulois réfractaires » aux réformes… Le 29 novembre, juste avant le G20 en Argentine, à 11 000 kilomètres de l’Hexagone, Emmanuel
Macron a même balayé toute idée de « recul » et n’a pas trouvé mieux que de louer les réformes libérales et « impopulaires » du président Mauricio Macri… Quand on connaît la profonde crise que traverse ce pays, après celle du début des années 2000, on reste perplexe.

Pourtant, il y a bien une explication centrale : les « gilets jaunes », c’est le grand retour des classes populaires sur le devant de la scène, après des décennies d’invisibilité, et ceci est un impensé du président. C’est ce qu’a conclu Gérard Noiriel en analysant dans son dernier livre1 l’ouvrage-programme publié par le candidat Macron en 2016, Révolution (éditions XO) : « J’ai été frappé de constater que les classes populaires n’y avaient quasi aucune place. Dans son panthéon, il n’y a ni Jaurès ni Blum. Qu’un président chargé de représenter tout le peuple français puisse oublier à ce point les classes populaires en dit long sur une forme d’ethnocentrisme qui se retourne violemment contre lui. Ce n’est pas vraiment du mépris, c’est un aveuglement de classe ». Et l’historien de poursuivre, dans Libération : « Il est le représentant des CSP+, passé directement de la banque Rothschild à Bercy puis à l’Élysée, avec la  conviction que le pays va s’en sortir grâce aux start-up, aux managers et aux nouvelles technologies. Le fossé avec les classes populaires a été aggravé par le fait qu’il n’avait aucune expérience d’élu politique avant son élection, comme nombre de députés LREM (la République en marche). Voilà pourquoi, de la taxe carburant, on est passé à une explosion de colère avec une personnalisation des choses ».

On en est donc là. À une crise de régime. Ni plus ni moins. S’il veut sauver son pouvoir, le président doit maintenant faire des concessions. De retour de Buenos Aires dimanche 2 décembre, il a chargé le chef du gouvernement de chercher une sortie de crise, en recevant à Matignon les représentants des partis politiques et des « gilets jaunes ». Edouard Philippe a annoncé ensuite qu’à ce « moment central du quinquennat », il acceptait une « suspension pour six mois » de la hausse des taxes sur le carburant ainsi qu’un gel des prix de l’électricité et du gaz.

Ces mesures suffiront-elles à désamorcer une colère symbolisée par « l’Acte IV, Macron dégage », auquel appellent des « gilets jaunes » via Facebook pour demain, samedi 8 décembre ? Rien n’est moins sûr car comme on l’a vu, aux revendications sociales et fiscales s’ajoute désormais une profonde crise de représentativité. Alors quelle porte de sortie ? Les plus constructifs des manifestants disent travailler actuellement à présenter une liste de « gilets jaunes » au scrutin européen de mai prochain.

1 Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent ans à nos jours, Agone, automne 2018

Emmanuel Defouloy
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