Le monde est en ruines, tricotons un peu ! Une visite à Venise

La biennale du repli

Pars pro toto, Alicja Kwade à l'Arsenal, Biennale de Venise
Photo: Trash Picture Company
d'Lëtzebuerger Land du 19.05.2017

I wanna see your peacock cock cock cock chante Kary Perry et quand Mike Bourscheid se trouve au centre de toutes les attentions, le jour du vernissage de son pavillon luxembourgeois, Thank you so much for the flowers, il se compare volontiers à un paon qui fait sa roue, montrant son plus beau plumage pour récompenser son public pour le regard qu’il lui porte. Mais tant de fierté, tant de vanité même, il en est conscient, n’a pas que des avantages et peut, au contraire, aussi devenir un fardeau. Durant une heure, le soir du vernissage, il était assis sur une chaise dans la quatrième salle de son parcours à la Ca’ del Duca, portant une sorte de pyjama rose à motifs colorés et coiffé d’un énorme vase en céramique en guise de chapeau. Les visiteurs, qui s’étaient vu proposer une fleur en entrant dans le pavillon, pouvaient alors décider s’ils voulaient ajouter cette fleur dans le vase ou non. Chaque don était gratifié d’un « thank you so much » ou d’un « awesome » de la part de l’artiste. Mais chaque fleur alourdissait aussi sa charge, le poids du vase atteignant au final une trentaine de kilos. La flagornerie, les compliments, l’attention publique peuvent aussi être durs à porter, nous dit l’artiste – qui est plutôt du genre modeste.

Mike Bourscheid sera probablement le dernier artiste luxembourgeois à occuper la Ca’ del Duca que Simone Decker avait été la première à s’approprier, en 1999, avec son travail. Lors du vernissage, le secrétaire d’État Guy Arendt (DP) confirma que le grand-duché allait signer un contrat avec la fondation organisatrice de la biennale afin de louer un espace à l’Arsenal à partir de l’année prochaine (page 24), ce que tous les invités présents ne trouvaient pas forcément une si bonne idée, notamment plusieurs artistes qui, comme Mike Bourscheid, apprécient le caractère privé de ce palazzo qui borde le Canal’Grande. Mike Bourscheid en a immédiatement vu les potentialités, dès l’appel à projets, puisque le côté intimiste du lieu lui convient parfaitement.

Be my guest Bourscheid convie les visiteurs chez lui, en quelque sorte. Son pavillon se décline en plusieurs salles comme les chambres d’une maison. Il y a la cuisine, dans le couloir d’entrée, qu’il a revêtue de plaques en bois dans lesquelles ont été gravées des formes pour faire des spéculoos. D’ailleurs une des formes manque, « in use for cookie making » dit le panneau d’avertissement. On arrive ensuite dans une sorte de chambre dont la moquette jaune canari fait baigner toute la salle dans une ambiance chaude. Y est accroché son costume Goldbird variations de 2016, d’après les Goldberg variations de Bach, surtout la version jouée par Glenn Gould, que Bourscheid admire. En portant le costume, marqué par une énorme protubérance dans l’entrejambe, Bourscheid doit adapter la posture de son corps. Il a cousu différents points sur le costumes qui lui indiquent où poser ses mains, et à chaque fois, son aspect change de fond en comble, le transformant en sculpture vivante. S’il avait déjà utilisé le costume pour une performance au Canada, où il vit et travaille d’habitude, Mike Bourscheid a en outre réalisé une sculpture en bronze d’un lion couché pour Venise. Un lion comme on en trouve à tous les recoins de la Sérénissime, mais dont la tête a été remplacée par une surface miroitante dans laquelle le spectateur peut se voir. L’animal n’est plus dangereux, l’œuvre d’art est devenue un moyen supplémentaire d’assouvir sa passion narcissique. À plusieurs endroits de la sculpture, Bourscheid a inclus des sortes de charentaises en bronze. Elles servent là encore à ses performances, il peut s’y glisser pour prendre encore d’autres poses, le faisant ressembler à un conquéreur des mers.

Troisième salle : Idealverein. Des tabliers en cuir longent trois murs de cet espace assez exigu, dont le recours à un mur en miroir accomplit l’illusion optique d’un espace énorme. Mais ce miroir est surmonté d’une barre horizontale comme en ont les danseuses classiques pour faire leurs exercices. Mike Bourscheid pourra s’y installer, un des tabliers aux multiples codifications autour du cou, ses pieds dans les chaussures bizarres aux semelles Birkenstock et montées sur des plateformes en fer forgé, dont chaque paire est ornée d’un autre accessoire intriguant, du cendrier plein de mégots à la paire d’œufs. This is how I imagine love, quatrième salle, correspondant à la chambre à coucher, son espace le plus intime : Bourscheid interprète l’amour comme un mélange entre la délicatesse, symbolisée par des costumes roses ajourés et décorés de nombreux détails, et une charge, comme cette énorme tête en fonte. Vient Thank you so much for the flowers, salle qui, lorsque Bourscheid ne s’y produit pas pas, est surtout composée de petits vases en céramique portant chacun de petites fleurs.

The wellbeing of things : a 5 km race, la dernière salle, est un espace de projection pour son film éponyme réalisé pour l’occasion. C’est l’histoire désopilante d’un pirate qui veut devenir cowboy et s’en entretient avec son perroquet. Le pirate, qui porte un costume baroque fait d’une culotte de cheval, d’une chemise rouge, de bottes de cowboy, d’énormes épaulettes et de guêtres bleu clair à volants – et bien sûr d’un gigantesque chapeau de cowboy ! – discute de son désir de changer de métier et d’identité avec l’oiseau, tout en marchant sur un tapis de course dont il augmente sans cesse la vitesse. Les dialogues muets – ils sont seulement énoncés en sous-titres – sont d’une absurdité exquise. Où il est aussi question du désir de plaire, à nouveau. On sort de là par une porte de saloon, après avoir été invité à goûter les cookies et à boire un coup.

L’univers intime et le savoir-faire artisanal sont deux des grands thèmes de Mike Bourscheid. Derrière l’humour absurde de ses installations et, plus encore, de ses performances se cache visiblement une grande mélancolie. Il a la fierté d’avoir tout fait lui-même, de la couture en passant par la soudure, de la sculpture sur bois jusqu’à la poterie (qu’il a apprise pour Venise). Par bonheur, ou parce que c’est dans l’air du temps, son pavillon correspond à cent pour cent à l’exposition centrale, Viva Arte Viva, conçue par la Française Christine Macel. Comme le pavillon de Filip Markiewicz correspondait d’ailleurs en 2015 à la biennale politique d’Okwui Enwezor.

Macel, directrice au Centre Pompidou Paris, où elle a toujours fait un travail de défricheuse de jeunes talents, voulait ici revenir en arrière, s’éloigner des considérations politiques et « remettre l’artiste au centre de l’attention » de la biennale. L’artiste au travail, l’artiste qui se coupe du monde et, de manière quasi obsessive, s’occupe surtout de son art. « On ne peut pas demander à l’art de guérir le monde, d’ailleurs on ne doit pas lui demander de guérir quoi que ce soit », affirme-t-elle dans toutes les interviews. Elle défend l’art pour l’art. Or, sa biennale est une grande déception dans cette approche réactionnaire. Le monde est en ruines ? Tricotons, brodons, faisons du crochet ! est sa réponse, ou celle des artistes qu’elle a choisis. Des artistes qu’elle expose au travail, comme la New Yorkaise Dawn Kasper, qui a déplacé son studio au pavillon central dans le Giardini et y donne concerts et performances à longueur de journée. À côté, le Danois Olafur Eliasson atteint un nouveau sommet de cynisme en faisant travailler des réfugiés (gratuitement) dans son atelier improvisé afin de monter ses lampes écologiques Green light, qu’on peut acheter sur place. Les hommes et les femmes réfugiés sont affrétés tous les matins de leurs foyers à Mestre vers le pavillon, où ils apprennent en outre à parler italien et peuvent tisser des liens sociaux, se défendent les organisateurs. En réalité, ils sont exposés toute la journée comme des esclaves au zoo et travaillent pour l’homme blanc, qui, en plus s’achète ainsi une conscience (écologie + réfugiés = double gain d’image…). Durant les journées professionnelles, ils étaient en outre filmés sans cesse, comme des animaux sauvages qu’on tenterait de civiliser, ou regardés de manière condescendante par de riches collectionneurs ou galeristes. Santiago Sierra avait anticipé cette évolution perverse du système de l’art en payant des immigrés pauvres pour leur seule présence dans une galerie, ou pour se faire tatouer par l’artiste.

Le repli comme réponse à la violence du monde était déjà esquissé comme une possible réaction lors de la dernière biennale de 2015. Mais Enwezor avait offert un cadre intellectuel pour comprendre les circonstances qui font que le monde est à la dérive, que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres meurent dans la Méditerranée, en essayant de fuir leur misère justement. À commencer par une lecture marxiste. Macel, elle, se contente du constat, désespéré, et invite des artistes tout aussi naïfs qui, entre hippies et illuminés, proposent de se prendre par la main et de danser nus, de se retirer dans une tente d’Ernesto Neto avec des indigènes de la tribu des huni kuin, qui espèrent militer ainsi pour leurs droits dans la forêt amazonienne au Pérou et au Mexique.

Christine Macel a décliné sa grande exposition en neuf pavillons thématiques, de celui des chamans (!) à celui des couleurs, de celui des traditions à celui du temps et de l’infini (!). À l’Arsenal surtout, le résultat est d’un ennui insupportable, on passe devant des installations datées et des ateliers de tricot ou de bricolage sans être interpellé d’aucune manière. C’est un peu Atelier Luxembourg (du Casino), meets Uecht (la grande exposition à Esch en ce moment), meets De mains de maîtres. Des trucs qui pendent du plafond, des poteries alignées sur des socles, des objets trouvés posés en séries par terre, des tapis, des costumes, des collages…, c’est d’un quelconque affligeant.

Mais Venise est une fête et on peut toujours se tourner vers les nombreuses expositions dans les fondations et musées privés. Ou vers les pavillons nationaux. Anne Imhof par exemple, dont le Faust au pavillon allemand, des performances quotidiennes de cinq heures qui se déclinent sur sept mois, perturbe avec son portrait d’une société à la dérive, où la communication semble être devenue impossible. Derrière ou sous d’énormes plaques de verre, ses performeurs fument, chantent, s’agressent, se masturbent, devant les yeux ébahis du public qui accepte des heures de queue pour assister à l’événement. Des dobermans et de hauts grillages participent de l’ambiance anxiogène de ce pavillon récompensé par un lion d’or. En face, Xavier Veilhan a transformé le pavillon français en grand studio d’enregistrement, dans lequel des musiciens expérimentaux se produisent à longueur de journée. C’est aussi une manière de se couper du monde ; mais au moins, son pavillon est design – et non pas en papier mâché – et la musique d’avant-garde.

Footnote

josée hansen
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