Chronique Internet

Nick Clegg va au casse-pipe chez Facebook

d'Lëtzebuerger Land vom 07.12.2018

Enfoncé dans un bourbier réputationnel qui s’épaissit ces derniers temps avec une régularité qui déconcerte même ses plus ardents défenseurs, Facebook a procédé en octobre dernier à un recrutement surprenant : le réseau social de Mark Zuckerberg a fait appel à Nick Clegg, l’ancien vice-premier ministre britannique, pour diriger son département de relations publiques et de communication à l’échelle mondiale. Autrement dit pour être son lobbyiste en chef. Bien que sa prise de fonction ne soit prévue qu’en janvier, la nomination de Clegg a aussitôt été accueillie par un concert d’incrédulité et de moquerie. 

Certes, vu de loin, qu’un géant du Net se paie les services de l’ancien dirigeant d’un membre permanent du Conseil de sécurité peut être interprété comme l’ultime consécration de Facebook en tant que puissance mondiale. Mais devant le champ de ruine que sont sa réputation et son incapacité notoire à se réformer, avec la perspective d’un débat acharné sur le Brexit et des élections générales prévues au plus tard à l’automne 2019 au Royaume-Uni, force est de se demander ce que Clegg va faire dans cette galère et comment Facebook peut espérer profiter de ses services.

La nomination de Clegg a été annoncée en premier par le Financial Times et a coïncidé à quelques jours près avec la révélation par le New York Times de la commande par Facebook, auprès d’une officine républicaine, d’une campagne contre George Soros aux relents antisémites. C’est le Guardian qui a décoché les flèches les plus acérées contre cette embauche, sous la plume d’un ancien militant du parti libéral-démocrate, Alan Riley. Dans un brûlot intitulé « Personne ne peut sauver Facebook – et surtout pas Nick Clegg », Riley s’en donne à cœur joie. Clegg « est l’homme qui a détruit pratiquement à lui seul le parti libéral-démocrate », écrit-il, ce qui lui a valu le sobriquet « Calamity Clegg ». Quant à Facebook, « son problème est son modèle d’affaires, et c’est quelque chose qu’aucun responsable des relations publiques ne peut résoudre », assène-t-il.

Sous la férule de Clegg, « dont l’incompétence n’est pas passée inaperçue », note férocement Riley, le parti centriste est passé de 57 sièges en 2010 à huit en 2015, après que, allié aux Tories, il eut notamment commis l’erreur de trahir sa promesse de ne pas augmenter les frais d’inscription pour les études supérieures. En 2017, il perdit lui-même son siège au Parlement.

À présent, alors que l’embrouillamini du Brexit menace de déboucher sur une crise politique majeure, des élections anticipées ou un nouveau référendum – ou les trois à la fois –, Alan Riley se demande comment Clegg peut espérer se positionner dans son nouveau rôle sans s’empêtrer dans un conflit d’intérêts majeur. On sait qu’en se laissant utiliser abusivement par des agences ultra-spécialisées et peu scrupuleuses ayant bénéficié de données qu’il leur avait négligemment abandonnées, Facebook a joué un rôle majeur en faveur du Brexit lors de la campagne du référendum. Comment Clegg, qui était lui-même en faveur du Remain, pourra-t-il, en 2019, à la fois défendre le modèle d’affaires de Facebook et contribuer de manière crédible à ce que les débats politiques britanniques échappent à des prises d’influence occultes comparables à celle du Brexit ? Et ce alors qu’en 2010, rappelle Alan Riley, Clegg défendait avec force l’idée d’une réforme des relations entre le gouvernement britannique et les géants du Net. Il s’agissait d’une part d’appliquer la réglementation sur les monopoles et de l’autre de les contraindre à enfin payer leurs impôts là où ils génèrent leurs profits. Rien de tel n’a été fait. La position dominante de Facebook est restée intacte. En 2017, Facebook a payé 7,4 millions de livres d’impôts au trésor britannique, à mettre en regard d’un chiffre d’affaires de 1,3 milliard de livres réalisé au Royaume-Uni et ce alors qu’au plan mondial, l’entreprise transforme à peu près la moitié de son chiffre d’affaires en bénéfice.

Jean Lasar
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