Art contemporain

Is that all there is, James ?

d'Lëtzebuerger Land vom 07.12.2018

« I had so had enough I want another. » Sophie Jung

Pour entrer dans l’espace du rez-de-chaussée du Kunstmuseum Basel/Gegenwart, dans la pente vers le Rhin, Sankt-Alban-Rheinweg 60, il faut descendre quelques marches. Le pentagone ressemble à une esquisse de maison, mais est très difficile comme espace d’exposition, entre piliers portants, grandes fenêtres et néons agressifs. C’est pour cela que l’artiste helvético-luxembourgeoise Sophie Jung a eu l’idée géniale de revêtir le sol de miroirs, ce qui dissout toute notion d’espace, entre le haut et le bas, le sol et le plafond. Vendredi 30 novembre au soir, on y entre comme dans un véritable palais des glaces. Le public longe les murs, s’installe entre les œuvres, debout, assis, comme il peut. Il est nombreux, ce public, presque 400 personnes ont accouru pour assister au vernissage de l’exposition de cette jeune artiste qui a grandi à Bâle. Une voix siffle sans cesse une mélodie familière, d’abord intrigante, puis agaçante.

Entrent Sophie Jung et son partenaire Peter Burleigh. Elle porte sa combinaison couleur peau, les tétons protégés par des autocollants ; lui est en smoking élégant. Il sera James, le serveur de madame, qu’il prend soin de vite habiller d’un grand tissu blanc, entre robe et cache-misère. Sophie s’installe sur la méridienne en vieux rose placée à l’entrée de la salle, sort son téléphone portable et commence à lire : « Enter Leadeyes and Gentlament I mean mes Dames and Messies meine Damn enunciErren your dried out dripping […] I thanked her and left I thanked you and right, I should have lingered to share the pain ta pretty picture… » Pendant ce temps-là, James travaille, monte sur l’échelle, fait des cocktails, amène des gâteaux. Parfois, elle se lève, traverse la salle, s’installe elle aussi dans une œuvre, se pâme d’ennui. Entre splendeur et décadence, rodomontades et désillusion, Sophie Jung incarne The bigger sleep pour l’inauguration de son exposition éponyme, organisée par le musée dans le cadre de l’attribution du Manor Kunstpreis, un des plus importants prix d’art suisses (elle a déjà reçu le Swiss Art Award et le Luxembourg Encouragement for Artists Prize en 2016).

Plus elle avance dans sa carrière, plus il devient clair que Sophie Jung est à la fois une artiste plasticienne (qui voudrait que ses sculptures et installations faites de bric et de broc et de souvenirs personnels soient prises au sérieux aussi), une performeuse et une auteure. Car ses textes, elle les écrit elle-même, dans un anglais à la complexité ludique, qu’elle manie avec ce mélange de précaution et d’ambition propres aux non-native speakers. Durant 45 minutes ce soir, elle nous emmène dans un monde fait de grandeur passée, dans l’ennui d’une aristocrate désargentée comme tombée d’une autre époque.

Si la présentation de l’exposition renvoie expressément au roman noir The big sleep de Raymond Chandler (1939) et à son adaptation au cinéma par Howard Hawks (avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall), c’est plutôt une autre référence qui nous vient à l’esprit lors de la performance : Sophie Jung, que James doit appeler « milady », rappelle plutôt Vivien Leigh en Scarlett O’Hara dans Gone with the wind (Victor Fleming/Margaret Mitchell, 1939), cette grande fable épique sur une riche propriétaire terrienne sudiste qui tombe dans la misère durant la guerre de Sécession américaine. D’ailleurs, la mélodie que siffle sans cesse cette voix d’homme n’est-elle pas – Glory glory halleluja ! – la Battle hymn of the Republic, l’hymne abolitionniste de cette même guerre de Sécession ?

Alors qu’à Paris, les gilets jaunes s’apprêtent à démonter encore une fois les Champs Élysées dans leur colère noire contre les injustices sociales du président, Sophie Jung divague à Bâle sur le Zeit-geist, sur un monde dans lequel les différences sociales sont constamment exacerbées – « We need the homeless as a visual symbol » –, où des gouvernements fascistes reviennent au pouvoir et le Fonds monétaire international décide du cours du monde. Entre les injonctions à James d’amener ceci ou cela, de faire à boire ou une promenade, elle divague sur la pollution plastique des océans, la condition féminine, le réchauffement climatique, la réduction du temps de travail, les génocides ou la surveillance numérique.

The bigger sleep est un coming-of-age un peu tardif d’une trentenaire qui refuse de quitter trop brutalement l’innocence de son enfance – les peluches qu’elle intègre dans ses installations sont bien abîmées pourtant –, comme une prise de conscience que le monde va mal. « Is that all there is ? » demande-t-elle à la fin de son texte, qui avance par associations et ruptures, comme un « courant de conscience ». C’est la question qu’elle se posa à douze ans, après cette visite du cirque avec ses parents. Est-ce vraiment tout ce qu’il y a à ça ? se demanda aussi la jeune Sophie lors de sa première histoire amour. Après toutes ces désillusions, elle est, à la fin, ready for that final disappointment.

L’exposition The bigger sleep – Manor Kunstpreis de Sophie Jung dure encore jusqu’au 3 février 2019 au Kunstmuseum Basel/Gegenwart ; elle donnera sa performance encore le 16 décembre à 15h30, le 4 janvier à 18 heures, le 18 janvier à 20h30 et le 31 janvier à 18h30 ; la publication d’un catalogue est annoncée ; informations supplémentaires : kunstmuseumbasel.ch.

josée hansen
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