Théâtre

La femme n’est pas une éponge, à moins que...

d'Lëtzebuerger Land vom 07.12.2018

Après une édition très réussie la saison dernière, le Théâtre du Centaure persiste et signe avec sa production de La Bibliothèque des livres vivants, qui mettait cette année à l’honneur la femme et ses relations avec les hommes et le monde qui l’entoure grâce à Marguerite Duras et Octave Mirbeau. Une version différente, plus courte mais toute aussi entraînante qui a permis une fois de plus au public de (re)découvrir la littérature classique par le biais de l’être humain...

Le concept est simple et efficace, il colle parfaitement à la vision de l’acte théâtral du metteur en scène Frédéric Maragnani pour qui celui-ci doit donner à « entendre l’oralité et la musique des mots » : deux livres, dans leur version adaptée pour l’occasion, ont été appris par cœur par deux acteurs ou – dans le cas présent – actrices qui en deviennent les ambassadrices les plus fidèles. L’idée est de devenir le livre par l’apprentissage et non simplement d’en lire le contenu, le tout en moins d’une heure à chaque fois...

L’ouverture du bal est confiée à La vie matérielle de Marguerite Duras par Jeanne Werner qui campe tout d’abord une narratrice faisant – sinon le dithyrambe – au moins l’état très serein de sa dépendance à l’ivresse alcoolique, puis une femme esclave de sa condition féminine face à celle de l’homme avec un grand H, pas parce qu’il englobe l’humanité toute entière peu importe le genre, mais parce qu’il semble irrémédiablement maître de la situation, depuis toujours et pour ce qui semble être les siècles à venir... Il s’agit là en fait de l’adaptation d’un non-livre de Duras, l’auteure ayant d’ailleurs déclaré à son propos qu’il n’avait « ni commencement, ni fin » et que si un livre résultait d’une raison d’être, alors La vie matérielle n’en était pas un. De ce fait, elle y aborde librement les thèmes qui lui sont chers, sans vraiment de continuité, dans un style très identitaire.

Il est malheureusement parfois difficile de déceler les différents niveaux de lecture de cette figure mythique, adepte de la déconstruction et c’est un peu le cas ici, avec un texte au charme suranné dans une société occidentale toujours très inégalitaire certes, mais dans laquelle la fluidification des genres est une réalité indéniable. L’interprétation très en légèreté de Jeanne Werner en font une version courte et toute mignonne avec ses quelques coupures de phrases aléatoires, un parti pris agréable mais manquant peut-être un peu de la profondeur qui aurait placé le texte dans un contexte plus actuel...

Puis cette fois pas d’entracte, pas de changement de décor : la première voix s’installe en fond de scène après quelques ajustements des deux tables et des quelques autres éléments matériels constituant le décor double pour laisser la place sans plus de formalités à Delphine Sabat, qui sera pendant près d’une heure la Célestine d’Octave Mirbeau, la femme de chambre intrigante qui se raconte dans son fameux journal paru à l’aube du vingtième siècle. Dans ce texte plutôt audacieux en son temps, puisque Mirbeau y donne la parole à une « vulgaire » soubrette, ce sont toute la misère, tout le dédain des nantis et la révolte qui peuvent vrombir au sein de la gent domestique de l’époque qui s’expriment ici par le truchement de l’excellente Delphine Sabat. Cette dernière assènera vérités crues et jugements sans merci les uns après les autres sans trembler, sans s’adoucir, sans jamais se défaire du cynisme et de la nausée qui auraient alors habité Célestine.

La jeune bonne, tout juste débarquée de Paris – où la vertu n’était a priori pas son fort – dans une famille de notables provinciaux au sein de laquelle elle n’aura d’autre choix que de se refaire une virginité, n’aura de cesse que de dépeindre avec alacrité et dédain ces êtres avares, petits et pauvres d’esprit qui l’embauchent et qui n’ont droit au respect exagéré de leur communauté que grâce à leur statut rare de millionnaires. Si la maîtresse de maison s’avère pour sa femme de chambre irrécupérable tant elle est vile, son mari soumis Isidore éveillera en elle quelque compassion, voire un certain désir aussi réciproque que refoulé. Mais c’est au final, au bout de quelques mois et d’autant de discussions poussives, auprès de son collègue cocher-jardinier bourru Joseph qu’elle trouvera le bonheur loin de là, dans le port de Cherbourg, malgré la violence latente qui rôde au fond de l’âme de son bien-aimé... L’interprète de Célestine lui fait honneur et fait résonner dans son ton et dans son texte des enjeux sociétaux encore visiblement bien présents de nos jours en France...

Réalisée en coproduction avec le Théâtre de Chelles (FR), La Bibliothèque des Livres Vivants (II) y sera présentée le 2 avril 2019.

Fabien Rodrigues
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