État et citoyens

Le prix de la responsabilité

d'Lëtzebuerger Land du 03.04.2008

Pour Georges Engel, tout a commencé le 30 novembre 2006. Socia­liste, jeune (37 ans) et élu depuis un peu plus d’un an à la tête de la commune de Sanem, 14 000 habitants, il était parmi les quelque 600 hôtes, décideurs politiques et économiques, que Dexia-Bil avait conviés à l’inauguration de son nouveau bâtiment administratif à Belval, terrain qui se situe en grande partie sur le territoire de Sanem. C’est dans cette ambiance festive, lors du cocktail on imagine, que le ministre de la Justice, Luc Frieden (CSV), est venu le trouver pour lui demander s’il imaginait que sa commune pouvait accueillir la nouvelle maison d’arrêt pour 400 prévenus, que le gouvernement projette de faire construire afin de décharger le centre pénitentiaire de Schrassig, surpeuplé, et afin de pouvoir séparer les prévenus des détenus. « Notre attitude a toujours été ouverte et responsable, » souligne Georges Engel. Donc, il a voulu écouter et analyser la demande, mais n’a rien exclu d’office. 

Une première réunion avec le ministre a eu lieu en mars 2007, puis plus rien jusqu’à une nouvelle réunion à la mi-octobre de la même année du conseil communal avec les ministres Frieden et Wiseler (CSV, Travaux publics). C’est alors que les premières brèves sont tombées dans la presse – et immédiatement, il s’est formé un « comité d’action » local, le Sak (Suesse­mer Aktiouns Komitee) qui milite contre cette implantation. Ses arguments sont classiques : peur du trafic, d’une augmentation de la criminalité, d’une chute de la valeur des terrains, souci écologique, communautarisme… Le comité revendique au­jourd’hui quelque 450 membres qui ont placé de petites affichettes marquées « Stop ! – Kee Prisong a menger Gemeng » dans leurs fenêtres et son président, Paul Montalto, est de toutes les interviews audiovisuelles.

Le schéma de ces initiatives de défense des intérêts locaux est partout le même : un collectif de mécontents se regroupe en asbl, élit un président ou une présidente qui s’engage corps et âme pour la cause, organise des « réunions d’information », fait bidouiller un site Internet par un membre un peu doué en informatique et circuler une pétition qu’il remettra au président de la Chambre des députés, tout cela sous les flashs des caméras. Les médias adorent, cela met un peu de controverse dans les dossiers politiques. Le but étant de faire ressembler les politiciens à des technocrates, loins de leur base électorale, qui prendraient des décisions contre la population. Souvent, ça marche : l’initiative de Bonnevoie a récemment eu raison de la Fixerstuff, dont le projet a été déplacé de plusieurs centaines de mètres, rue d’Alsace, afin de calmer les esprits. Or, l’évolution actuelle selon laquelle le maire doit ressembler de plus en plus à un manager et où les administrés deviennent des clients a tendance à transformer ces initiatives de défense des égoïsmes en « unions des consommateurs ». 

En plus, en règle générale, le schéma de David contre Goliath est inversé, car en fait, ce ne sont pas les « pauvres petits citoyens » qui luttent contre une classe politique arrogante et toute puissante, mais ce sont eux, les « bons contribuables » et électeurs qui mettent tout leur poids (politique) dans la balance contre des minorités et des exclus : demandeurs d’asile, immigrés, toxicomanes, prostituées, prévenus, détenus, sans domicile fixes… qui sont ainsi chassés de quartier en quartier, selon le précepte du Not in my backyard (Nimby), n’importe où mais pas chez moi. Les membres du comité d’action de Sanem agissent exactement selon ce principe, ils ont même proposé un site alternatif pour la maison d’arrêt, au Waldhaff, bien loin de chez eux. 

C’est justement parce qu’il ne voulait pas passer pour égoïste que le collège échevinal de Sanem ne s’est pas d’office fermé à la discussion sur une éventuelle implantation d’une maison d’arrêt sur son territoire. « Il faut dire que nous sommes un collège échevinal particulièrement social, » souligne le maire, assistant d’hygiène mentale lui-même, et qui compte à ses côtés un instituteur et deux infirmiers. Comme pour dire que l’engagement pour l’Autre, ils connaissent. En plus, la coalition LSAP/Verts se veut de gauche, avec tout ce que cela implique. Est-ce pour cela que le gouvernement est venu le voir ? 

Les représentants du gouvernement ont souligné l’importance que plusieurs conditions soient remplies pour le choix du site : les dix à quinze hectares de terrain doivent appartenir à l’État afin de faciliter la procédure ; le site doit se trouver dans un rayon de vingt kilomètres des juridictions de Luxembourg et être facile d’accès par autoroute ; et il doit être à l’extérieur de la prochaine agglomération d’habitations. Le site choisi, dit Ueschterhaff, à côté de la WSA, remplissait toutes ces conditions et était donc le premier choix du gouvernement.

Avoir une attitude responsable – l’une des 116 communes du pays doit bien accepter qu’on construire une telle infrastructure publique d’intérêt général sur son territoire – et une manière de procéder cohérente étaient les deux soucis du collège échevinal. Et il a réussi à fédérer tous les partis politiques représentés au conseil communal, donc aussi le CSV (cinq sièges), DP (un siège) et ADR (un siège) pour une stratégie commune – « une collaboration exemplaire » estime Georges Engel. Le 22 octobre 2007, le conseil communal adopte, à l’unanimité des membres présents, une motion avec laquelle est constituée une délégation de membres du collège échevinal et de l’ensemble des forces politiques représentées au conseil communal, délégation qui est mandatée d’examiner le dossier « en tenant compte des préoccupations résultant des discussions avec les citoyens » et de présenter ses conclusions au conseil. 

Durant les cinq derniers mois, ce comité a vu des représentants du gouvernement, ceux du comité d’action, des Ponts et chaussées… Le 17 mars, le conseil communal devait se prononcer sur ses conclusions – et allait voter une motion dans laquelle il voulait se prononcer en faveur de l’implantation de la maison d’arrêt. Mais, coup de théâtre le vendredi précédant la séance : « En accord avec le ministre de la Justice Luc Frieden, le point concernant l’éventuelle implantation d’une maison d’arrêt a dû être retiré de l’ordre du jour afin de permettre au gouvernement de se concerter sur les différentes modalités respectivement les revendications de la commune, » résume un communiqué du collège échevinal. 

Car la commune, pour sociale qu’elle se veuille, a posé un certain nombre de conditions à son acceptation des projets gouvernementaux. Solidarité nationale, oui, mais cela a un prix… C’est ce qui trouble un peu l’image idyllique de la commune engagée, aux responsables politiques idéalistes et altruistes, qui auraient un cœur grand comme ça pour les minorités et les exclus. Elle appelle cela « compensation » et a constitué un paquet de revendications essentiellement financières qu’elle a transmis au gouvernement : participations extraordinaires à la construction de la nouvelle école primaire à Sanem, au nouveau centre des pompiers locaux, au centre sportif à Scheierhaff et à la future école à Belval, plus un terrain que la commune pourra mettre à la disposition du centre logistique du Centre hospitalier Emile Mayrisch… En tout et pour tout, il y en a pour une valeur de vingt millions d’euros, soit un tiers en gros du budget de dépenses de quelque 57 millions cette année de la commune. Vendredi dernier, 28 mars, le gouvernement a accepté ce paquet de mesures. 

« Je ne veux en aucun cas qu’on nous reproche d’être des vendus, » dit le maire. Mais que, si Mamer a eu des compensations pour l’implan-tation de la deuxième École européenne dans la commune, qui est a priori une infrastructure positive, il n’y avait pas de raison que Sanem ne soit pas « dédommagé » pour son engagement pour aider à résoudre un problème national. Ce précédent de Mamer était la signature d’une convention, en 2003, entre le ministère des Travaux publics et la commune dans laquelle le premier s’engage à cofinancer un certain nombre d’infrastructures, notamment des routes, des voies de bus ou un rond-point, ainsi que de participer outre mesure, par exemple, à la station d’épuration ou au centre culturel.

« Si nous disposions d’un plan sectoriel des équipements publics, on verrait qu’aucune commune n’en accueille outre mesure, mais qu’elles sont distribuées assez régulièrement sur tout le territoire, » estime la coordinatrice générale du ministère des Travaux publics, Maryse Scholtes. Un tel plan sectoriel n’existe pas encore, et n’est pas parmi les quatre plans en élaboration au ministère de l’Intérieur selon la loi du 21 mai 1999 sur l’aménagement du territoire. D’ailleurs, cette même loi permettrait déjà maintenant, avec son chapitre IV sur les plans d’occupation du sol, d’imposer une infrastructure publique à une commune. Ainsi, l’article 14.2 énonce : « L’exécution des plans déclarés obligatoires est d’utilité publique. L’État peut requérir l’expropriation des fonds pour autant qu’ils sont réservés à des usages publics (…) ». Néanmoins, l’État aurait toujours besoin d’une autorisation de bâtir de la part de la commune, qui dispose alors d’un ultime moyen de blocage. 

De toute façon, ce n’est pas dans les us politiques du pays de procéder ainsi. Au contraire, les élus nationaux étant forcément d’abord élus dans leur circonscription, et la promiscuité d’une micro-société comme celle du Luxembourg ayant ses propres lois – qui ne sont pas toutes forcément blâmables – c’est le consensualisme qui prévaut dans les discussions sur les infrastructures publiques. Ainsi, suite au blocage des procédures d’expropriation occasionné par un  arrêt de la Cour constitutionnelle de 2003 (d’Land, 12 mai 2006), la Chambre des députés a même révisé l’article 16 de la Constitution, qui, depuis le 29 octobre 2007, se lit désormais : « Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et moyennant juste indemnité, dans les cas et de la manière établis par la loi. » Le terme « préalable » a été biffé devant « indemnité », le législateur espérant ainsi faciliter les procédures. Et en effet, les résistances des propriétaires fonciers que le Comité d’acquisition du ministère des Finances rencontre depuis lors se seraient amoindries, ils se montreraient plus collaboratifs, bien qu’au­cun dossier n’ait encore été bouclé depuis l’entrée en vigueur de la loi.

Le même jour où le conseil de gouvernement a accepté le paquet de compensations à attribuer à Sanem, le maire a proposé un nouveau site, à quelques kilomètres du premier. Il se situe sur le crassier Differdange, sur la frontière avec la ville voisine – le maire de Differdange, Claude Meisch (DP) a appris la nouvelle par la radio 100,7, qui l’a contacté lundi –, appartient également à l’État et est classé à activités industrielles et économiques. Mieux protégés des regards par des bois, il pourrait sembler moins menaçant aux habitants de la commune. Le ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP) a déjà donné son accord, le gouvernement doit encore analyser cette alternative en conseil. En cas d’accord du gouvernement, le collège échevinal pourrait remettre le point à l’ordre du jour de la séance du 28 avril. À partir de l’acceptation de principe de la part de la commune, le ministre estime qu’il lui faudrait cinq à six ans avant l’achèvement des travaux ; le budget pluriannuel d’investissements de l’État a simplement écrit le projet avec un « p.m. », pour mémoire, mais sans fixation d’un budget prévisionnel dans le chapitre sur le Fonds d’investissements publics administratifs. Or, en parallèle aux débats sur les infrastructures, il reste toute la discussion sur les politiques carcérales, de répression et d’exécution des peines à mener. 

 

josée hansen
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