France

Une crise en suspens

d'Lëtzebuerger Land du 14.12.2018

Il y avait de l’électricité dans l’air, lundi soir 10 décembre, peu avant le discours télévisé d’Emmanuel Macron. Une attente pleine de défiance ou d’espoir, selon les uns ou les autres, mais souvent mêlée d’incertitude et d’angoisse, car le pouvoir avait vacillé la semaine précédente et la situation avait semblé pouvoir dégénérer ou basculer dans l’inconnu.

Après un mois de crise liée au mouvement des « gilets jaunes », l’enjeu pour le président de la République n’était pas moins que de sauver son quinquennat. Une allocution comparée par les historiens à celle du général de Gaulle, fin mai 1968. Plus de 23 millions de téléspectateurs ont suivi cette « adresse à la nation », une audience historique comparable à une finale de Coupe du monde de football jouée par les Bleus. Un record même pour un discours politique, dépassant celui de François Hollande après la tuerie de Charlie Hebdo.

Il faut dire que la journée de manifestations du samedi 8 décembre avait été hors norme. Auparavant, l’exécutif avait sonné l’alarme. L’Élysée craignait que des milliers de personnes viennent  « pour casser et pour tuer ». « Certains veulent renverser le pouvoir », affirma le gouvernement. « Ces trois semaines ont fait naître un monstre qui a échappé à ses géniteurs », déclara le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, en présentant le dispositif prévu : douze blindés déployés à Paris, 89 000 membres des forces de l’ordre dans tout le pays.

Avec 136 000 manifestants décomptés, il y eut donc deux policiers derrière chaque groupe de… trois personnes dans la rue. Près de 2 000 interpellations ont eu lieu dans tout le pays, dont 1 150 dans la capitale. Résultat : une « crise sécuritaire endiguée » selon les commentateurs, malgré des dégâts nombreux à Paris, Bordeaux, Toulouse ou Saint-Etienne. Et un prix humain élevé : 320 blessés au total contre 234 le samedi précédent, dont un homme à la main arrachée par une grenade policière et une femme de vingt ans qui a perdu son œil gauche dans un tir de flash-ball.

« Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies », a convenu le président lors de son discours. La « colère est (…) profonde, je la ressens comme juste à bien des égards », « ce sont quarante années de malaise qui ressurgissent » et il y a désormais « une urgence économique et sociale », a-t-il déclaré, reconnaissant aussi qu’il lui était « arrivé de blesser certains » par ses propos. Pour tenter d’éteindre la colère sur le pouvoir d’achat, Emmanuel Macron a pris plusieurs mesures devant entrer en vigueur au 1er janvier 2019 : défiscalisation des heures supplémentaires (plébiscitée ensuite par 85 pour cent des Français sondés), annulation de la hausse de la CSG pour les retraités gagnant moins de 2 000 euros par mois, augmentation de cent euros par mois de la prime d’activité pour les salariés modestes. Le tout pour un coût estimé entre huit et dix milliards d’euros, qui pourrait alourdir le déficit à 3,5 pour cent du PIB l’an prochain. Le président a aussi annoncé un débat national à venir sur plusieurs thèmes dont la transition énergétique, le logement, la contribution des hauts revenus et des grandes entreprises, le vote, ou encore « l’identité profonde » du pays et « l’immigration ».

Ce faisant, il semble avoir en partie atteint l’objectif qu’il s’était certainement fixé : désarrimer l’opinion publique, longtemps très favorable aux « gilets jaunes », de la minorité de quelques dizaines de milliers de personnes occupant quotidiennement les ronds-points. Selon les sondages, les Français sont en effet désormais partagés à parts égales, les sympathisants de droite privilégiant le retour à l’ordre, ceux de gauche appellant à la poursuite de la mobilisation pour un « acte V » le 15 décembre.

Reste que les « gilets jaunes » eux-mêmes paraissent peu enclins à s’arrêter. Beaucoup ont en effet dénoncé un discours en « trompe l’œil », auquel manquait notamment la réindéxation des retraites sur le coût de la vie et une contribution des plus riches à l’effort commun (l’impôt sur la fortune n’ayant pas été réintroduit). D’ailleurs Emmanuel Macron n’entend « pas changer de cap », même s’il n’a pas prononcé cette formule désormais honnie par les manifestants, assurant vouloir mener à bien les réformes controversées de l’État, de l’indemnisation du chômage et des retraites. Ce fut donc, à en croire le journal Le Monde, « un vrai-faux tournant ».

L’attaque qui a fait au moins trois morts mardi soir 11 décembre dans le centre touristique de Strasbourg, et qu’il est encore trop tôt de qualifier de « terroriste », peut-elle changer la donne ? Ce qui est certain, et que l’on entend à satiété, c’est que les « gilets jaunes » entendent que rien ne soit plus comme avant : ils ne veulent plus que le « sommet », ces « premiers de cordée » pour reprendre l’expression décriée du président, décident à leur place. Et ils connaissent sur les ronds-points des discussions politiques et des solidarités nouvelles qui leur font chaud au cœur. Pas sûr donc qu’ils veuillent rentrer chez eux de sitôt.

Emmanuel Defouloy
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