L'Arbed se lance dans le commerce électronique

An Internet Company

d'Lëtzebuerger Land du 30.03.2000

« Old economy » : ces jours-ci, l'expression sonne presque comme une insulte. Et s'il y a un secteur qui, dans la perception publique, répond bien à cette description, c'est la sidérurgie. Industrielle et cyclique, elle ne ressemble guère à ces nouvelles étoiles des Bourses qui riment avec « dot com ». Même si la sidérurgie a aujourd'hui peut-être intégré da-vantage de haute technologie, en faisant de bénéfices, que certaines start-up aux plans d'affaires douteux. L'Arbed s'est donc elle aussi appropriée le préfixe « e- ». Sous l'adresse Internet www.e-arbed.com, la vénérable maison de l'avenue de la Liberté se lance dans le commerce électronique.

L'e-commerce est apparu il n'y a pas si longtemps comme la révolution de la grande distribution. Qu'il s'agisse de livres, de disques, de vêtements ou d'un bouquet de fleurs ; tout allait dorénavant être accessible sur le Web, réduisant au passage les temples de la consommation à des ruines des temps modernes. Mais, en attendant que ces sociétés produisent enfin leurs premiers bénéfices, les investisseurs commencent à douter de l'avenir de ces mines d'or présumées.

L'enthousiasme pour le commerce électronique ne s'est pas pour autant démenti. La nouvelle vague s'appelle dès lors Business to Business ou « B2B ». Alors qu'on s'était dans un premier temps surtout intéressé aux effets d'Internet sur les comportements des consommateurs, le centre d'intérêt est maintenant sur les relations entre entreprises. Un développement dans lequel croit aussi l'Arbed. 

Les projets du sidérurgiste luxembourgeois sont ambitieux. À l'adresse e-arbed.com il sera possible aux professionnels du métier et registrés auprès du sidérurgiste de placer leurs commandes directement au-près des succursales de négoce du groupe. Une plate-forme pour permettre aux grands clients de dialoguer avec les usines, donc de placer leurs demandes, leurs commandes, va suivre dans les mois à venir. 

Dans une étape ultérieure, des clients pourront même commander du matériel complémentaire aux produits de l'Arbed tel un appareil de soudage, des chaussures de sécurité ou encore du béton, qui seront alors fournis par des entreprises partenaires. L'Arbed lancera de même un site Internet pour ses activités d'achat et de vente d'acier produit par d'autres sidérurgistes, actuellement quelque trois millions de tonnes annuelles contre une production propre de 22 millions. Un dernier projet porte sur un site d'achat s'adressant aux fournisseurs de l'Arbed. Pour l'instant, seul l'interface permettant de placer des commandes auprès de 21 centres de stockage de ProfilArbed Distribution au Benelux, en Allemagne et en France fonctionne en phase de test avec un nombre réduit de clients. 300 000 tonnes d'acier se trouvent ainsi à un click des consommateurs. 

L'Arbed n'est pas le premier sidérurgiste à se lancer dans le commerce électronique. Des initiatives semblables existent aux États-Unis, en Scandinavie ou encore à Hong-Kong, mais elles ont été lancées par des entrepreneurs pour la plupart indépendants. Que l'Arbed leur emboîte le pas s'explique en premier lieu par la nécessité de maintenir le contrôle de son réseau de distribution. Chaque intermédiaire in-dépendant du groupe signifie qu'une part de la marge bénéficiare échappe au producteur. Son propre réseau de distribution donne de même à l'Arbed un contrôle total de  ses prix de vente. L'importance stratégique des activités commerciales explique ainsi l'intégration dans TradeArbed dès 1998 de Velasco, le bras commercial d'Aceralia, groupe espagnol dont les Luxembourgeois ne détiennent pourtant pour l'instant que 35 pour cent. Le commerce électronique est dès lors une étape à ne pas rater pour l'Arbed. S'y ajoutent les exigences des clients, l'industrie automobile par exemple, qui transfère ses achats de plus en plus vers Internet.

Les bureaux de consultance mettent eux l'accent plutôt sur l'acquisition de nouveaux clients grâce au réseau mondial Internet. Un argument qui a fini par lasser Nicolas Ueberecken, membre du comité de direction de l'Arbed : « Déjà aujourd'hui, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas connaître tous nos clients potentiels. Il est dès lors très peu probable que nous découvrirons demain grâce à Internet une clientèle nouvelle en Europe de l'Ouest. » Des propos que le responsable de TradeArbed relativise aussi vite : « Il faut bien sûr aussi voir plus loin : quand nous parlons de Turquie ou de Chine, Internet peut effectivement être un moyen pour établir des contacts avec de nouveaux clients. » 

Internet n'est pas pour autant une panacée. Un site permet certes d'entrer en contact avec un client, lui donne la possibilité de connaître les produits offerts et leur prix. Une fois la commande passée dans le commerce virtuel toutefois, les défis du monde réel ne font que commencer. Des aspects qui demanderont l'appui de sociétés spécialisées, avec des solutions disponibles sur Internet : stocks, logistiques et paiements. Pour ce dernier aspect notamment, des solutions sont en voie d'élaboration par des banques internationales. C'est très bien de produire des poutrelles et de les vendre par Internet. Encore faut il être à même de les livrer au client à l'endroit où il en a besoin. De même que la question se pose s'il est vraiment raisonnable de s'occuper soi-même de toutes les demandes, même les plus réduites. 

Des interrogations qui occupent l'Arbed dans le dossier Klöckner [&] Co, société de négoce d'acier allemande mise en vente par sa maison-mère Viag. Qu'à l'avenue de la Liberté on est intéressé par l'offre n'est pas un secret. Mais quel prix payer ? Que vaut encore un tel intermédiaire si demain les commandes se feront, grâce à Internet, directement auprès du producteur ? Les éléments de réponse se trouvent surtout du côté de la logistique : si à l'Arbed on parle aujourd'hui du marché chinois, on met surtout en avant le support logistique donné par un dépôt de poutrelles dans le port de Shanghai. La réponse varie aussi en fonction des produits : les produits plats, à l'exemple des tôles pour les carrosseries automobiles, sont ainsi vendus à plus de 80 pour cent directement par les usines. Il n'en est rien pour les produits longs tels les poutrelles et palplanches : les consommateurs finaux, à l'exemple des ateliers mécaniques, sont très nombreux et les volumes par commande plutôt réduits. Le rôle des intermédiaires n'est donc pas menacé dans l'absolu. Il n'est pas moins que leur rôle évoluera et qu'ils risquent d'être de moins en moins indépendants. 

Les effets de l'introduction du commerce électronique ne seront toutefois pas limités à la relation entre entreprises mais se feront aussi ressentir à l'intérieur des sociétés. L'Arbed s'attend ainsi à pouvoir réduire les coûts de ses achats grâce à la mise en place d'un site Internet dédié à ses fournisseurs. Même s'il ne s'agira que de quelques points de pour cent, on ne parle pas moins de milliards de francs. À l'intérieur de l'Arbed, ce site devrait permettre d'éliminer une bonne partie de la paperasse actuelle liée à une commande de matériel, tout en permettant à maintenir la décentralisation des services d'achat.

Les sommes que l'Arbed est prête à investir dans ces nouvelles activités seront décidées dans les semaines à venir. Elles  se compteront en centaines de millions de francs. Un développement qui n'apportera pas que des avantages. Le commerce électronique augmentera la transparence des prix des différents producteurs et exercera ainsi une pression certaine. Le trading d'acier, c'est-à-dire, par exemple, acheter en Asie pour vendre en Amérique latine de l'acier de producteurs tiers, est de même une illustration classique des intermédiaires menacés par Internet. 

Les prochaines étapes pour l'Arbed ne se suivront pas moins à une vitesse époustouflante pour une entreprise de l'industrie lourde. La nouvelle « usine » avec ses cinq ateliers séparés devrait ainsi être prête à l'emploi avant la fin de l'année. 

Les projets de l'Arbed démontrent à la fois la justification et l'aberrance de la distinction entre économie ancienne et nouvelle : les millions de francs investis par l'Arbed seront empochés surtout par certaines entreprises de la nouvelle économie. Une fois tous ses sites opérationnels, le sidérurgiste répondra pour sa part encore moins aux critères de l'old economy. 

 

Jean-Lou Siweck
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