Comment les clans Muller, Oberweis, Schumacher, Nickels et Martins dominent le marché des boulangeries et pâtisseries

La famille

d'Lëtzebuerger Land vom 17.01.2014

Pendant 23 ans, il était « Monsieur Panelux ». Irascible, dominant et dynamique, Jacques Linster inspirait un mélange de crainte et d’admiration. Jusqu’à ce qu’en novembre 2013, quelques mois après les célébrations du centenaire de la boulangerie Fischer, fêté en grande pompe en présence du Grand-duc, du Premier ministre et de nombreux politiciens de tous les bords, les actionnaires ne décident de se débarasser de leur ancien homme de main et de mettre aux commandes leur progéniture. Depuis, l’ancien boulanger Linster s’est fait taciturne : « Pas de commentaire. J’ai fini ce chapitre, et je referme le livre ». Par le passé, Linster s’était montré plus bavard, désignant les petits boulangers comme des survivances « exotiques » et répondant à la critique de l’homogénéisation du goût par la théorie du conditionnement : « Vous n’avez donc jamais entendu parler de Konrad Lorenz ? Et bien, alors vous devrez savoir comment cela fonctionne : celui qui s’habitue tout petit à un goût, le recherchera pour le restant de ses jours. »

La boulangerie industrielle Panelux SA, qui gère les filiales Fischer, trouve son origine dans l’alliance forgée entre Joe Fischer, un boulanger jovial, ambitieux et rusé venu de l’Oesling, et la dynastie Muller, propriétaire des moulins de Kleinbettingen. « Dès le début des années 1970, nous avons compris que l’évolution du marché allait être liée aux grandes surfaces. Et que celles-ci auraient besoin d’un interlocuteur industriel », explique Edmond Muller,directeur des moulins de Kleinbettingen. Les Muller décidèrent de se lancer dans une opération d’intégration verticale ambitieuse. Leur but : placer l’ensemble du processus économique, des matières premières à la vente, en passant par la production, sous le contrôle de la famille. Aujourd’hui, à l’exception des Dieschbourg, qui se sont spécialisés dans des produits bio, les Muller sont les seuls fournisseurs de farine luxembourgeois.

Leurs moulins livrent quotidiennement soixante tonnes de farine (un cinquième de la production) à la fabrique Panelux, qui vend le quart de sa production à travers ses filiales Fischer. Si, administrativement, les trois entités moulin, fabrique, vente sont séparées, on retrouve à leur tête des membres de la famille Muller : à Edmond Muller le moulin, à son neveu Emanuel Emringer et à son petit-cousin Patrick Muller Panelux, et à sa fille Carole Muller les filiales Fischer. L’actionnariat de Panelux SA se compose des deux filles de Joe Fischer, Josée et Margy, et des Muller, qui se répartissent la majorité des actions selon un savant équilibre entre les différentes branches. À la tête du Conseil d’administration se trouve une personne tierce : René Faltz, avocat d’affaires et, selon Emringer, « ami de longue date des deux familles ».

Le style courtois et méticuleux du nouveau directeur délégué Patrick Muller, diplômé en contrôle de gestion, rompt avec celui de son prédécesseur col bleu, moustachu et colérique. « Dans une phase pionnière on a toujours besoin d’entrepreneurs avec une forte personnalité », explique Muller. Pour conquérir les marchés, avaler les concurrents, innover les moyens de production et garantir les dividendes, il fallait un homme de la trempe de Linster. Romain Daubenfeld, secrétaire central de l’OGBL, décrit le style maison vis-à-vis des syndicats : « Quand des membres de l’OGBL voulaient présenter une liste syndicale aux élections des dé-légués, ils étaient illico convoqués dans les bureaux de la direction où on leur expliquait que s’ils voulaient garder leur boulot, ils feraient mieux de retirer leur nom de la liste. En 2008, la liste OGBL fut retirée le jour avant les élections sociales. » (La direction de Panelux dément avoir exercé des pressions sur ses salariés). Or ce que le bruit et la fureur du directeur délégué iconoclaste camouflaient, c’est que si c’était lui qui faisait autorité dans l’entreprise et sur le marché, en dernière instance, il n’était qu’ unenforcer du capital, à la solde des actionnaires. Son renvoi, peu délicat, est venu le lui rappeler.

Panelux emploie 523 salariés qui travaillent en trois-huit dans un dédale de lignes de production longues de dizaines de mètres, de rangées de fours hautes de six étages et d’ateliers où sont confectionnés les pâtisseries. Dans sa soixantaine de filiales, Fischer rémunère 398 vendeurs. Le maillage de Fischer est étroit : il occupe la moitié des points de vente. Si beaucoup les sépare, les entreprises dominantes sur le marché se retrouvent devant les deux mêmes impératifs, la croissance et la centralisation de la production. En 1970, le Luxembourg comptait 383 boulangers et pâtissiers. Il n’en reste plus que 95. Pour survivre, les boulangers-pâtissiers ont deux options : soit se réfugier dans une niche et s’y spécialiser, soit croître et atteindre une masse critique. Or, pour les boulangers et pâtissiers, impossible de rivaliser avec Panelux en taille. Emanuel Martins (Primavera Pain) emploie 45 personnes pour six points de vente, Henri Schumacher (Pâtisserie Schumacher) a 145 salariés et dispose de douze filiales, la famille Nickels (Namur) gère sept points de vente, et emploie 180 ouvriers et vendeurs. Tous ont concentré la production dans une fabrique : Dudelange pour Primavera Pain (depuis 1991), Roodt-Syre pour Panelux (1992), la Cloche d’or pour Oberweis (1995), Wormeldange pour Schumacher (2003) et Hamm pour Namur (2007).

Reste le paradoxe Oberweis : 349 salariés pour cinq boutiques ; c’est-à-dire un tiers des salariés de Panelux et de Fischer réunis pour un douzième de leurs points de vente. Étant donné les prix – un ticket de caisse s’élève en moyenne à huit euros –, la part de marché qu’occupe le pâtissier de luxe peut sembler démesurée. Pour Oberweis, la croissance est aussi un risque. « À mon avis, Oberweis ne pourra pas ouvrir soixante points de vente, sinon ils cesseront d’être exclusifs », dit Patrick Muller. Aujourd’hui la capacité de production sur le site de Hamm est à son maximum. Faudra-t-il bâtir une nouvelle fabrique ? Mais quel serait le prix de ce grand bond en avant ? « Peut-être que nous pourrons décentraliser une partie de notre production sur d’autres sites », avance Tom Oberweis, assis à une table de son restaurant sur la Cloche d’or. « Il mettra certainement sa blouse blanche de pâtissier. En marketing il s’y connaît », m’avait-on prévenu.

La veste immaculée il l’a mise. « La pression vers le haut, nous la sentons. Ce matin, une dame m’a appelé pour demander si on voulait ouvrir un magasin à Belval. J’ai dit non », explique Tom Oberweis. Alors que toutes les autres grandes familles boulangères cherchent à s’implanter à travers le pays, Oberweis n’entretient des boutiques qu’aux alentours de la capitale. Et, pour l’instant, pas question d’ouvrir de nouvelles filiales. Quant à la grande distribution, ils auraient eu une offre de la part d’un supermarché (« pas le Cactus ») pour livrer des pâtisseries et des glaces. Avec son frère, sa belle-sœur et sa femme, ils en aurait longuement discuté et pesé le pour et le contre. La crainte de rentrer « dans une logique semi-industrielle » a prévalu : « Toute la famille a peur qu’un jour nous n’arrivions plus à surveiller l’ensemble ».

Pour la vieille dame de la pâtisserie luxembourgeoise, Namur, perpétuer la tradition et procurer des sensations proustiennes à la vénérable bourgeoisie a son coût : « Les personnes âgées viennent pour retrouver les goûts de leur enfance, dit Jean-Paul Nickels. Nous devons continuer à offrir ces produits pour maintenir la paix dans la maison ». C’est l’internationalisation des élites qui a permis à Oberweis, moins encombré par une tradition séculaire, de tirer son épingle du jeu en misant sur une gamme restreinte, renouvelée régulièrement. Reste que, à l’inverse d’Oberweis, Namur a sauté le pas dans la grande distribution. Avec sa glace artisanale, elle a fait son entrée dans les rayons Cactus. Entre la famille Leesch (Cactus) et Nickels (Namur), les relations sont anciennes. Dès le premier agrandissement de la Belle Étoile en 1984, Namur y instaura une filiale, avant d’en ouvrir une seconde dans le Cactus d’Angeldorf. Malgré un prix dix fois supérieur à la glace discount, Jean-Paul Nickels et son fils Max, parlent d’un « départ fulgurant » et disent avoir multiplié par deux leur production de glace. Pour Cactus il s’agit d’occuper le haut de gamme, de se différencier de ses concurrentes et de transmettre un sentiment d’exclusivité à la classe moyenne luxembourgeoise.

« Mon concurrent, c’est Panelux », dit Emanuel Martins, directeur de Primavera Pain. Il est loin du compte, employant 20 fois moins de salariés que sa rivale de Roodt-Syre. Ses parents, qui avaient commencé comme épiciers dans le quartier de la gare, ont fondé en 1974 le supermarché portugais Primavera. C’est au début des années 1990 que Primavera Pain réussit à décrocher un contrat auprès du supermarché discount Aldi : « Aldi a fait le test sur plusieurs mois, en proposant à tour de rôle les produits Schwan, Panelux, Primavera et ceux d’un fournisseur belge. Alors qu’on était les plus chers, on a fait les meilleures ventes ». Selon Martins, c’est grâce à la stigmatisation du hard discount, considéré comme bas de gamme, que sa famille aurait gagné le marché : « Les premiers qui se sont rués sur les Aldi, c’était la clientèle ouvrière. Donc beaucoup d’Italiens, de Yougoslaves et de Portugais. Or, chez eux, la marque ,Primavera’ était ancrée. »

Pour Panelux, la prise d’assaut de la grande distribution luxembourgeoise n’a pu se faire que grâce au rachat de la concurrence (Mierscher Bäckerei en 2004, Schwan en 2006) qui y disposaient déjà de leurs entrées. Ce processus de concentration a rendu Panelux incontournable sur le marché. Mais c’est surtout son orientation vers le surgelé et le marché de l’exportation entamés par Linster qui permit en vingt ans un triplement du tonnage, dont 70 pour cent partent en exportation. Or comment une entreprise reste-t-elle compétitive sur un produit à très faible valeur ajoutée ? « Nous faisons des petites marges, mais nous produisons beaucoup, ça aide » dit Emmanuel Emringer, qui s’occupe depuis 2001 de l’exportation chez Panelux. Si, vis-à-vis de ses concurrents internationaux, le site luxembourgeois reste compétitif, c’est aussi que la production dans le surgelé est hautement automatisée : une ligne de production employant quatre salariés crache 17 000 croissants par heure, 24 heures sur 24.

Sur le front luxembourgeois, Patrick Muller ne voit plus de grand potentiel de croissance, du moins en ce qui concerne le nombre de filiales. Ni dans le bio d’ailleurs, dont les chiffres de vente stagnent, peinant à dépasser les cinq pour cent. De toute manière, dit Muller, le temps où on gagnait de l’argent qu’avec du pain et des pâtisseries serait révolu. Trop de concurrence de la part des supermarchés et des stations d’essence, dit-il. L’ironie étant que si Fischer en souffre, Panelux en profite. La mode est au développement de « l’identité restauration sur place » par le « branding » et le design, explique Muller, qui espère ainsi capter une partie des « flux de la place financière » à la recherche d’un déjeuner sous forme de « fast-quality-food. »

« Chez Namur, on fermait entre midi et deux heures, puisque tout le monde rentrait manger chez soi », se rappelle Jean-Paul Nickels. Aujourd’hui, le pâtissier-confiseur-chocolatier emploie des bouchers, car « pour vendre du sucré, il faut aussi faire du salé. » Situé à quelques pas du crématoire de Hamm, Namur loue ainsi ses nouveaux locaux à des endeuillés en quête de réconfort culinaire « Ham, Fritten an Zalot ». Sur les cinq points de vente d’Oberweis en ville, c’est justement le mieux situé et ouvert le plus de jours, dans le hall de la gare, qui fait le chiffre d’affaires le plus bas. La raison ? On y fait peu de restauration.

Pour Fischer, la croissance devra se faire au-delà des étroites frontières nationales. Or le saut vers les marchés étrangers est hasardeux. Entre Trèves et Bitburg, Fischer entretenait au sommet de sa gloire une douzaine de points de vente. À une exception près, tous ont mis la clef sous la porte. Trop agressif sur les prix, le marché allemand serait difficile, estime Muller. Dépité, Fischer s’en retourne donc vers l’Ouest. Au courant de cette année, elle ouvrira en France une sixième et une septième filiale. Il s’agira d’y tester une nouvelle stratégie d’exploitation, qui, si elle s’avère gagnante, élargira considérablement le rayon d’action de Fischer. Les nouveaux magasins fonctionneront selon le système de la franchise : tandis que le franchiseur (Fischer) fournira son nom, marketing, mobilier et ses produits, le franchisé (le gérant sur place) fera transiter à la centrale luxembourgeoise un pourcentage de son chiffre d’affaires. « Comme marque Fischer, c’est notre seule expansion possible », estime Muller. Rendez-vous dans cinq ans à l’ombre de la cathédrale de Reims chez Fischer ?

À la fin des années 1980, Namur avait tenté d’implanter une franchise à Manhattan, en passant par un revendeur luxembourgeois vivant aux États-Unis. Jean-Paul Nickels, dit ne jamais y avoir vraiment cru : « Toutes les grandes maisons européennes y sont allées, et toutes s’y sont brûlées les doigts. On avait acheté une grande annonce dans un quotidien new-yorkais à quelques jours de la Sainte Valentin. Cela nous a coûté une fortune ! Or dans la nuit qui a précédé la parution, il y a eu une terrible tempête de neige. Le matin, New York s’est retrouvé enseveli sous une couche de neige et aucun journal n’a été distribué ce jour-là. » C’en était fini du rêve américain.

Bernard Thomas
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