Réalité et défis du commerce électronique

Vous avez dit « commerce électronique » ?

d'Lëtzebuerger Land vom 28.10.1999

Le commerce électronique frappe à la porte des PME luxembourgeoises et ce cousin germain du Grand Bogue a pris les commerçants, du petit détaillant au banquier, quelque peu au dépourvu.

Entre les coûteux préparatifs informatiques pour l'ère nouvelle annoncée, les connections toujours instables et lentes à Internet ? et l'imprimante qui n'en fait qu'à sa tête ?, il est difficile de ne pas sombrer dans la déprime lorsqu'on vous apprend, qu'à défaut d'embrasser le commerce électronique sans tarder, vous êtes perdu.

À en croire quelques chiffres avancés sur la progression fulgurante du commerce électronique dans le monde, on est tenté de partager cette crainte : quelque 68 milliards de dollars de transactions en ligne sont prévues pour cette année (contre huit milliards de dollars en 1998), et pour l'an 2002, des transactions électroniques pour une valeur de 400 milliards de dollars dans le monde, dont plus que la moitié aux États-Unis.

Le message de panique est avant tout diffusé par les fabricants d'ordinateurs et de logiciels, relayés par une presse informatique aussi abondante que docile. Or ces professionnels de l'informatique doivent avant toutes choses vendre rapidement leurs produits en proie à une importante inflation technologique, ce qui explique leur empressement.

Tout en partant d'intentions moins égoïstes, les pouvoirs publics nationaux européens se font de même volontiers l'écho du « tout-électronique ». Les campagnes officielles de sensibilisation et d'éducation qui pleuvent actuellement sur les commerçants des quatre coins de l'Europe pourraient, sans conteste, avoir un effet vitalisant sur les acteurs économiques.

Trop souvent, cependant, c'est l'hystérie du « tout-tout-de-suite » qui s'installe en vue de rattraper le retard pris sur les États-Unis en matière d'Internet et du commerce qui s'est greffé dessus. Les incontournables comparaisons avec les États-Unis ont un arrière-goût d'échec avant même que le commerce électronique n'ait vraiment décollé.

De ces messages naît une confusion dangereuse entre le commerce électronique proprement dit, d'un côté, et les dispositifs techniques ou légaux que la mise en place de ce commerce requiert (ordinateurs, réseaux et logiciels, contrats dématérialisés, signatures électroniques certifiées et cetera).

Il est vrai que les défis juridiques lancés par le commerce électronique sont aussi nombreux que complexes : de la nécessaire identification des parties, à la preuve du consentement et du contrat, en passant par l'authentification et la confidentialité des messages et signatures, à la localisation du contrat dans le temps et dans l'espace, et enfin, au droit applicable et à la résolution des litiges, une tâche importante attend le législateur européen et national. Sur le plan national, le défi a été relevé par les auteurs du récent projet de loi sur le commerce électronique, qui est en passe de devenir le droit national positif de demain.

Le projet de loi a le mérite de proposer des solutions pratiques et flexibles qui ne rompent généralement pas avec nos traditions juridiques, ce qui pourra indirectement contribuer à une meilleure acceptation du commerce en ligne.

Les pouvoirs publics semblent néanmoins attendre de la nouvelle législation un effet mobilisateur en faveur du commerce électronique, un peu à l'instar des autres grands succès commerciaux mis en mouvement par des lois, les sociétés holdings et les fonds d'investissement, pour n'en citer que deux.

Seulement, le commerce électronique grand public met en présence des parties beaucoup moins sophistiquées sur le plan de la technique juridique que le font les structures de sociétés et autres instruments financiers : l'internaute moyen compare en fin de compte les prix et le service offerts et le commerçant scrute avant tout ses marges.

Les peurs de fin de siècle aidant, cet amalgame entre le but et les moyens nuit sérieusement à l'acceptation du commerce électronique par une large partie des PME.

Les grandes entreprises privées et publiques du secteur industriel ont à cet égard une importante avance sur les petits et moyens acteurs du marché en ce sens qu'elles ont pour la plupart une solide expérience des avantages, mais aussi des inconvénients, de la gestion automatisée de leur production et de leurs stocks.

Ces connaissances manquent encore à de nombreuses PME, tellement la démocratisation de l'informatique est récente. C'est en partie pour cette raison que les espoirs mis dans le commerce électronique sont souvent démesurés. Si l'on fait un instant abstraction de la dimension purement technologique ou juridique du commerce électronique, que reste-t-il, sinon une technique de vente et de promotion parmi d'autres ?

Dans son acception étroite, l'e-commerce n'est en effet rien d'autre que la vente d'articles et de services à distance par le biais d'une technique de communication électronique. Les grandes maisons de vente par correspondance ont utilisé la même technique de vente avec succès depuis le début du siècle.

Du point de vue du commerçant traditionnel donc, le défi majeur du commerce électronique est d'ordre commercial et non technique ou juridique : il s'agit de déterminer et d'anticiper les attentes des consommateurs invisibles, communément appelés les internautes, et d'offrir au meilleurs prix des produits ou des services se prêtant à être vendus à travers un écran d'ordinateur. Ensuite, il importe de formaliser rapidement la vente et d'en assurer le paiement.

Or de quoi a l'air cette nouvelle race de consommateurs et quels sont les articles propices à une commercialisation électronique ?

Le commerce de détail en ligne le plus important par son chiffre d'affaire de l'instant est celui des logiciels et des équipements électroniques, ce qui semble être dû au fort intérêt que portent les internautes d'aujourd'hui, majoritairement des mâles entre 18 et 35 ans, aux technologies nouvelles.

Néanmoins les ventes de livres et disques, de voyages, d'articles de cadeaux et de vêtements gagnent de plus en plus de terrain par rapport aux ordinateurs et à leurs accessoires. Il est en outre très probable qu'à l'avenir de plus en plus de femmes (et d'hommes moins versés dans l'informatique) prennent goût au shopping en ligne, de sorte que les étalages du supermarché électronique accueilleraient bientôt une gamme encore plus diversifiée de produits.

Une autre branche florissante du commerce électronique est celle des services et produits banquiers et financiers. S'il est vrai qu'Internet peut, dans le cas des transactions boursières sans intermédiaire, faciliter le court-circuitage des banques et sociétés d'investissement classiques, il est tout aussi vrai que les services et produits banquiers se prêtent particulièrement bien à un traitement et à une commercialisation en ligne.

Ainsi, les nombreuses demandes de renseignements de la part des clients existants ou potentiels, les demandes de formulaires, chèques et autres cartes ne nécessitant qu'un minimum d'interventions humai-nes, peuvent être traitées automatiquement.

Les ordres de virements électroniques, donc prêts à être exécutés sans encodage manuel ou traitement informatique supplémentaire, pourraient de même faire des économies importantes aux banques grand public.

Grâce à sa présence sur Internet, par une sorte de vitrine électronique, la banque (comme tout autre commerce, d'ailleurs) peut promouvoir ses produits et ses services. La publicité se fera soit d'une façon statique, comme une annonce dans la presse écrite, soit de manière plus dynamique par le biais des liens dits « hypertexte » qui permettent au client potentiel d'appeler, par un simple « click » de souris, des informations plus détaillées sur un produit ou sur un service déterminé.

Cette interactivité constitue la véritable force d'Internet, car elle laisse au client le soin de trouver ce qui l'intéresse.

Le banquier n'est ainsi pas obligé d'amoindrir l'impact de sa publicité de premier plan en la surchargeant d'informations qui n'intéressent pas forcément tous ses visiteurs et le client potentiel a la satisfaction de découvrir, au gré de ses « clicks », les données qu'il recherchait. Ainsi, de fil en aiguille, ce dernier fera une visite guidée, sur mesure et à son rythme, à travers les offres de la banque.

Le vrai défi lancé au banquier ou à tout autre commerçant dans la conception de son site est donc de bien connaître et d'anticiper les attentes des visiteurs les plus différents et d'agencer ses liens en conséquence.

Dans le cas de sites Internet bien conçus, notre client intéressé trouvera, en deuxième plan, des explications plus ou moins détaillées sur, par exemple, les produits offerts, les caractéristiques et performances de ces derniers et les conditions financières et les termes contractuels applicables à l'opération en question.

D'autre part, et ceci est dû aux habitudes des internautes, ces derniers s'attendront néanmoins aussi à trouver des données utiles objectives, sans lien apparent direct avec le commerce visité. Sur un site de banque, pour reprendre cet exemple, le visiteur appréciera des simulations de crédit ou d'investissement, un glossaire de termes bancaires, des explications sur les méthodes d'investissement, des statistiques boursières, éventuellement des liens vers d'autres sites intéressants.

Grâce à un tel contenu diversifié et partiellement désintéressé (du moins en apparence), l'internaute aura moins l'impression d'être enfermé dans une brochure électronique de telle banque et retrouvera l'ambiance de ses sites préférés.

Malheureusement, pour l'instant, la plupart des banques et autres commerces de la place n'ont pas encore tiré profit de cette nouvelle forme de publicité prometteuse et utilisent leur site trop souvent comme monument à la gloire de leur logo et de leurs heures d'ouverture.

En plus de cela, les visiteurs, même ceux installés au Grand-Duché, ne trouveront pas aisément les adresses ou les liens vers les quelques sites commerciaux luxembourgeois existants, puisque ceux-ci ne figurent que rarement dans les répertoires et autres catalogues d'adresses internationaux et se limitent souvent à se cacher dans un coin sombre d'un labyrinthique « web-plaza ».

Il est vrai qu'apposer sa marque ou promouvoir ses produits aux premières loges d'un portail d'accès à Internet par lequel passent des milliers de visiteurs, vaut son pesant d'or et n'en coûte pas moins. Cependant, il est tout aussi vrai qu'une multitude de répertoires sur Internet acceptent et favorisent des inscriptions gratuites sur leurs pages.

En d'autres termes, le commerçant électronique qui n'a pas le temps d'attendre que les internautes lui rendent spontanément visite, devra soit faire face à des dépenses de publicité parfois considérables, soit, s'il n'a pas ces moyens, faire preuve d'ingéniosité en diffusant son adresse Internet le plus largement possible afin de figurer en bonne position dans la liste des résultats retournés aux internautes par les moteurs de recherche.

D'où tout l'intérêt pour les commerces traditionnels ayant pignon sur rue de mentionner dans leur publicité traditionnelle par annonces, affiches et cetera, leurs offres disponibles en ligne.

Mais une fois que les « http://www … » et autres « …@…. » auront été imprimés sur 100 000 sacs en plastic ou dépliants publicitaires, il vaudrait mieux que le site soit prêt et que les demandes de renseignements adressées par les premiers clients via courrier électronique reçoivent rapidement réponse. Pour l'instant c'est là que le bât blesse généralement.

Il faut se rendre à l'évidence que la commercialisation de produits et de services via Internet requiert une approche commerciale quelque peu différente de la vente « par-dessus le comptoir ».

Ceci est d'une part dû à l'absence de contact direct avec le client potentiel et d'autre part au caractère particulier du client internaute. Pour susciter ou garder la faveur d'un tel visiteur occasionnel et souvent pressé, le commerçant doit veiller à une présentation claire de son commerce et des produits que l'on y trouve. Une page d'accueil qui met vingt secondes ou plus à charger des graphiques et autres banderoles animées sans réel contenu crée de la frustration chez le visiteur qui s'en ira voir ailleurs.

Le commerçant devra en outre très régulièrement mettre son site et ses catalogues à jour pour lui insuffler un semblant de vie. Les demandes de renseignements et les réclamations reçues par e-mail devraient être traités immédiatement.

C'est justement dans cet apprentissage de base que les commerçants eux-mêmes, leurs fédérations et les pouvoirs publics devront investir encore davantage, en organisant plus de séminaires et d'ateliers, en créant des cellules d'assistance technique, en éditant des brochures d'information et, pourquoi pas, en favorisant activement la création de structures commerciales électroniques communes à une région ou à une branche du commerce.

Dans un même esprit, il faudra davantage miser sur la vulgarisation d'Internet, par exemple, en installant des « bornes Internet » dans des lieux publics et en équipant les écoles. Les administrations pub-liques, à quelques expressions près, font triste mine à l'aube des Temps Modernes, mais pourront, par des efforts de modernisation considérables, contribuer à une plus large utilisation d'Internet et, inévitablement, du commerce électronique.

Ce qui a en fin de compte largement favorisé l'engouement des Américains pour les achats en ligne est la baisse importante des prix des connections après le démantèlement du seul opérateur téléphonique de l'époque. La chute des prix du téléphone en Europe a commencé mais prendra encore beaucoup de temps avant d'atteindre les niveaux américains.

D'ici là, il appartient à ceux que le filon du commerce électronique intéresse d'attirer des clients en leur offrant des connections abordables ou gratuites. Si le commerce électronique ne naît pas progressivement du simple constat qu'il appartient d'abord au commerce de séduire ses clients grâce à ce nouvel outil, il restera une chose inquiétante et étrange dont tout le monde parlera sans toutefois s'y lancer.

Laurent Fisch
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