e-commerce européen

Attention aux sirènes

d'Lëtzebuerger Land du 28.10.1999

D'outil de marketing cher et prestigieux mais aux retombées incertaines, Internet est en voie de se transformer en moyen efficace pour commercialiser services et produits. Cette affirmation, répétée à chaque coin de rubrique, entretient une ruée vers les concepteurs de sites Web : les commerçants, qui craignent de rater le coche de cet Eldorado, les « e-commerçants » en herbe à l'affût des gisements promis, sont évidemment encouragés par ceux qui construisent et hébergent des sites Web à aller de l'avant. Créez et lancez votre site de commerce électronique sur la Toile, fidélisez vos clients, atteignez la vitesse de croisière, et le tour sera joué, vous pourrez dès lors aller gérer votre site sous les cocotiers, depuis un portable. Or, cette image entretenue par certaines publicités ne vaut que pour quelques rares success stories.

En Europe, la grande vague du commerce électronique a commencé à se former. Un rapport de Morgan Stanley-Dean Witter annonce que l'Europe est sur le point de vivre sa révolution Internet : le nombre d'utilisateurs devrait quadrupler et le commerce électronique exploser dans les quatre années à venir. Indubitablement, l'e-commerce commence à s'ébrouer en Europe. Voici quelques chiffres tirés d'une étude publiée par l'institut de sondage TMO, et centrée sur la France qui est pourtant, des grands pays de l'Union européenne, celui qui a pris sans doute le plus de retard dans le domaine d'Internet. Au mois de juin, près de 500 000 personnes ont effectué des achats par Internet en France, soit neuf pour cent des 6,5 millions d'utilisateurs du Web en France, contre quinze pour cent en Grande-Bretagne et vingt pour cent en Allemagne. Le nombre de ces acheteurs a plus que doublé au cours des six derniers mois. Pour ce qui est de leur profil, ils ont entre 25 et 44 ans, pour 80 pour cent d'entre eux, 73 pour cent d'entre eux sont des hommes et 94 pour cent sont des actifs. Quant aux produits, les livres viennent en tête avec quarante pour cent, suivis des CD (24 pour cent) et des logiciels (seize pour cent). La dépense moyenne est de 829 francs français par acheteur. 51 pour cent des acheteurs donnent leur numéro de carte de crédit, les autres recourent à des moyens de paiement traditionnels. 

Du fait de son marché culturellement et linguistiquement segmenté, l'Europe n'est sans doute pas appelée à tomber entièrement dans l'escarcelle des grands sites commerciaux américains : elle réserve quelques niches à ceux qui parviendront à s'y imposer en proposant de manière intelligente des services de proximité ou des produits spécifiques. Mais le commerce électronique reste inhibé précisément par cette segmentation linguistique et par la tarification téléphonique bien plus élevée qu'en Amérique du Nord, qui décourage encore les internautes à rester en ligne pendant de longues périodes.

A priori, les règles de base du cyber-commerce ressemblent à celles du monde commercial classique : notoriété, facilité d'accès, choix, prix et disponibilité sont des maîtres mots valables aussi du côté des comptoirs virtuels. Parmi les produits les plus prisés, mais de loin pas les seuls à avoir passé la rampe de l'e-commerce, il y a les produits purement digitaux, comme les logiciels et la musique, qui présentent l'avantage de pouvoir être remis immédiatement au client, sans l'intervention ni d'un département d'emballage et d'expédition, ni de la poste ni des douanes.

L'immense succès du livre comme marchandise du commerce électronique a été une surprise pour tout le monde. Signe caractéristique de ce qui se passe chez les majors du commerce électronique, Amazon, le pionnier et champion de la catégorie avec onze millions de clients, un chiffre d'affaires estimé à 1,45 milliard de dollars pour l'année en cours et une capitalisation boursière de 27 milliards de dollars, ne se satisfait plus des produits qu'il offre sur son site (outre les livres, on y trouve disques, vidéos, jeux et jouets, produits électroniques, e-cards et enchères) et a annoncé qu'il lance sa propre galerie marchande, les « Zzshops ». Tous les internautes pourront, pour 9,99 dollars par mois, y offrir leurs marchandises et bénéficier, le cas échéant, du mécanisme de paiement d'Amazon (contre 60 cents et une commission de 4,75 pour cents du montant de la commande). La première marque d'Internet demande en échange deux à cinq pour cent du chiffre d'affaires réalisé par chacun des Zzshops, selon la catégorie du produit. Avec Zzshops, Amazon risque, selon Faiz Henni, conseiller en stratégie Internet auprès de la compagnie française spécialisée Wcube, de créer sur son site une zone grise, un genre de puces électroniques dont les éventuels dérapages pourraient éclabousser l'enseigne Amazon. Un risque pris en compte par la firme de Jeff Bezos puisque celle-ci a prévu un dédommagement de ses clients lésés par des marchands indélicats, jusqu'à concurrence de 250 dollars pour chaque produit acheté sur Zzshops et de mille dollars pour ceux acquis via son système de paiement.

Pour ceux que les chiffres d'Amazon feraient rêver, il ne faut pas perdre de vue une donnée simple : Amazon continue de perdre de l'argent. D'autres sites d'e-commerce commencent à en gagner, mais une chose est claire : dans ce domaine, en plus de bonnes idées, d'un bon produit et d'un bon site, mieux vaut avoir les reins solides.

L'élimination d'un ou de plusieurs intermédiaires est un facteur qui peut faire baisser les prix. Ainsi, un site américain qui fait livrer des fleurs directement du producteur au destinataire affirme que la différence entre le prix du même bouquet chez un revendeur physique et son produit livré à domicile est, port par courrier prioritaire compris, de l'ordre de trente à quarante pour cent.

Pourtant, prévient Wcube dans une étude consacrée au commerce électronique, cette différence de prix à elle seule n'est pas un facteur suffisant pour s'imposer. Il serait aussi erroné de croire que la montée en charge du commerce en ligne sonnera le glas des intermédiaires, souligne Wcube : en fait, l'internaute a d'ores et déjà recours à des intermédiaires en ligne spécialisés, dont les sites l'aident à choisir la marchandise ou le service demandé, par exemple en pointant vers le meilleur prix (voir ci-dessous le classement de priceline.com ci-dessous). Les programmeurs israéliens, à l'origine du logiciel de communication instantanée ICQ qui a eu le succès que l'on connaît, s'attaquent eux aussi à ce créneau, avec la mise en ligne par la famille Vardi (père et fils), à Tel Aviv, d'un logiciel d'aide aux cyberchineurs : R U Sure, un « agent intelligent » qui entend avertir l'internaute d'offres commerciales particulières et lui permettre de comparer les prix. Le « graticiel », qui pour l'instant n'est même pas encombré de bannières publicitaires, est offert gratuitement (www.rusure.com).

Les enchères en ligne, qui connaissent un immense succès outre-Atlantique comme en Europe, sont un autre facteur à prendre en considération. Souvent, l'e-commerce ne prend pas la place de transactions qui avaient lieu jusque-là dans le commerce traditionnel, mais à des transactions d'un genre nouveau, les fameux « gisements » de l'e-commerce. Le caractère ludique que revêt Internet pour bon nombre de ses utilisateurs privilégie les jeux (logiciel offert gratuitement en téléchargement, le temps passé en ligne sur le serveur à se mesurer à d'autres joueurs étant facturé quelques dollars de l'heure), les paris, les enchères, les casinos, et le boursicotage. Internet, support nouveau, veut être vécu par les internautes comme une expérience intrinsèquement nouvelle, plutôt que la reproduction en ligne d'activités pratiquées jusqu'ici hors ligne, et cela vaut aussi pour les actes économiques.

À propos des placements en ligne, une étude de l'Association of Private Client Investment Manangers and Stockbrokers (APCIMS) a révélé l'ampleur du phénomène en Grande-Bretagne : le nombre de transactions en ligne y a augmenté de 73 pour cent au deuxième trimestre, soit 51 000 transactions supplémentaires par rapport au premier trimestre. Le courtier américain Charles Schwab, qui existe depuis juin 98, s'octroie 83 pour cent du marché. La moyenne des transactions est de 7 580 livres, soit 25 pour cent de moins que les transactions traditionnelles : les investisseurs semblent choisir Internet pour leurs ordres mineurs, préférant le contact personnel avec leur opérateur pour les plus significatifs.

Difficile pour l'instant de distinguer les sites européens qui marcheront vraiment bien. Comme aux États-Unis, les enchères attirent beaucoup d'internautes, avec par exemple www.aucland.com, mis sur pied l'an dernier et qui ambitionne une position de leader en Europe. Côté France, le site www.chateau-online.com, qui propose des vins (surtout français ainsi que quelques étrangers) en vente directe, semble bien parti. De manière quelque peu caricaturale, la vente par correspondance de vins, de fromages ou d'autres produits du terroir (avec, par exemple, le lancement récent de la boutique gourmande « Paniers », à l'adresse www. paniers.com/fr/accueilp.phtml) semble être, pour l'instant, le seul domaine de l'e-commerce où la France, handicapée par son retard, ait une chance de réussir au plan global...

 

L'Opinion Research Corporation International (ORCI) de l'Université de Princeton a publié en septembre le classement des sites de commerce électronique disposant de la plus forte notoriété auprès des adultes américains :

1. Amazon - 117,8 millions d'adultes (60,1 pour cent)

2. Priceline - 108,6 millions (55,4 pour cent)

3. eBay - 90,9 millions (46,4 pour cent)

4. E*Trade - 85,8 millions (43,8 pour cent)

5. eToys - 51,3 millions (26,4 pour cent) 

6. HotJobs - 50,9 millions (26,0 pour cent) 

7. Monster.com - 47,2 millions (24,1 pour cent)

8. Autobytel - 44,3 millions (22,6 pour cent) 

9. CDnow - 39,6 millions (20,2 pour cent) 

10. Reel.com - 38,0 millions (19,4 pour cent)

 

Jean Lasar
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