Réouverture du Casino - Forum d'art contemporain

Déjeuner en uchronie

d'Lëtzebuerger Land vom 18.03.2016

Ce sera élégant. Très élégant au rez-de-chaussée du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, quand il rouvrira ses portes mardi prochain, 22 mars, après trois mois de travaux. Sous l’œil et avec les plans de l’architecte Claudine Kaell, qui avait remporté l’appel à propositions, l’entrée de l’ancien Casino bourgeois est transformée en lieu de rencontres et d’échanges plutôt qu’en lieu d’exposition. Tout ici est généreux : beaucoup d’ouvertures et de passages, la vue ouverte sur l’aquarium de Jean Prouvé, qui donne sur le boulevard Roosevelt et la vallée de la Pétrusse, jusqu’au plateau Bourbon en face. Des volumes libérés des cubes blancs et de toutes les divisions construites a posteriori, avec cette belle salle Saint-Hubert, à droite de l’entrée, qui abritera le Café(s)ino, bar-restaurant qu’on supposera devenir the place to be en ville. On y sirotera un espresso ou mangera une salade attablé à une grande table, installée sous le néon Zeitgeist – Karl Cobain de Claudia Passeri. La double ligne en blanc et rose représente les ondes sonores retranscrivant d’une part la première phrase du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et de l’autre une phrase de The man who sold the world de David Bowie tel qu’interprété par Kurt Cobain. Deux époques, deux références diamétralement opposées pour ancrer néanmoins le lieu dans une idéologie anti-capitaliste et un peu trash qui contraste avec les attentes que peut nourrir la bourgeoisie luxembourgeoise vis-à-vis d’un lieu d’exposition.

À gauche du hall d’entrée réaménagé – la caisse sera déplacée sur ce côté-là –, les deux petites salles sont peintes en noir afin d’y accueillir une programmation vidéo éclectique : celle à côté des escaliers, ancien labo pour les ateliers d’enfants, sera réservée au Casino Channel, où on pourra regarder la documentation filmée des expositions et les interviews avec les artistes et curateurs. La deuxième salle, appelée Black Box, est réservée à une programmation mensuelle monographique d’artistes vidéastes. Elle s’ouvre avec une sélection de films de David Brognon et Stéphanie Rollin, leurs recherches très esthétisantes sur les limites entre politique et poésie sur les îles ou en Israël par exemple.

Mais comment un lieu d’art peut-il abandonner autant d’espace d’exposition pour l’art contemporain – de son plein gré en plus ? Un espace et une liberté qu’il a fallu conquérir avec beaucoup de conviction et d’engagement en vingt ans ? Kevin Muhlen, le directeur général de la maison depuis le début de l’année, n’y voit pas une perte. Il s’explique : « La scène muséale a évolué, il y a de plus en plus d’institutions d’exposition ces dernières années, et un voile muséal s’est posé sur le Casino. Or, nous sommes un lieu vivant, qui travaille avec des artistes vivants. » Il veut donc revaloriser cet aspect-là du Casino, celui de l’échange, du débat et de la discussion entre le public et les artistes. Avec cette ouverture du rez-de-chaussée, qui deviendra un lieu où l’on pourra retourner encore et encore, pour manger, boire, regarder un film, participer à une rencontre, même si on a déjà vu l’exposition au premier étage. Et il veut « ancrer le Casino au centre-ville », établir une relation plus régulière d’un public rajeuni avec la maison. L’Info-Lab restera tel qu’il fut, l’Aquarium accueillera les ateliers pour enfants, tout cela toutefois durant les horaires assez limités du Casino, fermeture à 19 heures, sauf le jeudi, jour de la nocturne jusqu’à 23 heures. Le restaurant aura les mêmes horaires, dommage, car le succès d’un lieu comme le Palais de Tokyo à Paris montre que des nocturnes régulières jusqu’à minuit encouragent une autre pratique de la visite d’expositions, plus décontractée, plus ludique aussi – et critiquée par les puristes, qui y voient une dérive vers l’entertainment.

« Mon institution ‘idéale’ du XXIe siècle ressemblerait à quelque chose qui ne sera pas une ‘institution’ en soi, mais un organisme flexible et constamment évolutif ou un réseau connectant les personnes d’idée et d’action sur un mode de fonctionnement autant ‘local’ que ‘global’. Elle devrait pouvoir répondre aux formes de pensée et de média les plus diverses, en particulier au défi que représente cette nouvelle complexité issue de la fusion d’une nouvelle urgence sociale et d’une nouvelle technologie », répondait le curateur Hou Hanru à la question posée par le même Palais de Tokyo lors de son ouverture, en 2001, à un grand nombre d’acteurs du monde de l’art international : « Qu’attendez-vous d’une institution artistique du XXIe siècle ? ». Organisme évolutif, réseau, idées, action, médias divers, local et global – tous ces termes pourraient aussi s’appliquer au nouveau Casino tel que voulu par Kevin Muhlen.

Les visiteurs ne payeront un droit d’entrée que pour le premier étage, qui restera celui des expositions. Et c’est celui qui éblouit le plus pour l’ouverture : les white cubes que l’artiste et curateur suisse Urs Raussmüller avait fait ériger dans l’urgence du besoin de cimaises pour l’année culturelle 1995, ont été démolis, ouvrant une vue inouïe sur les volumes historiques tels que conçus par l’architecte Pierre Funck à la fin du XIXe siècle. Parce qu’il voulait éviter la rétrospective chauvine et grandiloquente qui énoncerait les mérites du Casino durant ces vingt dernières années – Jo Kox, l’ancien directeur administratif, a les chiffres : 161 expositions, plus de 1 000 artistes, 309 000 visiteurs, un chantier de 300 000 euros payé pour moitié par l’Administration des bâtiments publics, à quarante pour cent par des fonds propres et à dix pour cent par un crowd funding... –, Kevin Muhlen a plutôt invité des artistes à réfléchir à la maison, sa vocation, son histoire.

Lara Almarcegui, artiste d’origine espagnole vivant à Rotterdam, qui travaille sur les matériaux de construction et les déchets pour mieux cerner l’histoire d’un lieu, est donc intervenue non pas sur l’architecture elle-même – qu’elle a tenu à garder dans son délabrement, avec les traces du chantier, des anciens ancrages des cubes, des différentes couches de peinture –, mais sur ses déchets : elle a fait broyer tout le plâtre de tous les white cubes détruits, exposant plusieurs tonnes de poussière blanche en un grand tas posé dans la gigantesque salle qui longe désormais tout le front de rue, sur presque quarante mètres. Pour le public autochtone, ce « tas » ne sera pas sans rappeler, comme en négatif, de Pay Dirt, le tas d’humus que l’artiste Gaylen Gerber avait posé, comme une provocation, au premier étage du Mudam, lors de son exposition d’ouverture Eldorado (2006). En 2013, à la biennale de Venise, Lara Almarcegui avait fait un travail similaire dans le pavillon espagnol, qu’elle avait symboliquement déconstruit en ses matériaux, regroupant le plâtre, les briques ou le verre en gros tas de matériau broyé, donnant une impression physique de destruction et de déchéance au public. Au Luxembourg, son analyse de l’histoire du lieu à travers sa matérialité ira plus loin : il y a des gisements de gypse sous le bâtiment, elle veut faire des forages jusqu’à 150 mètres de profondeur, une autorisation a été demandée au ministère en charge, posant aussi des questions sur le droit minier par exemple, tombé en désuétude au Luxembourg depuis que plus aucune mine n’est exploitée : à qui appartient le sol ? Et, partant : à qui appartient la ville ?

Durant la semaine d’ouverture interviendront également Alexandra Pirici et Manuel Pelmus, artistes roumains qui, à la même biennale de Venise de 2013, occupaient leur pavillon national avec des interprétations dansées des principales œuvres exposées à la biennale jusque-là. Leur concept d’un reenactment dématérialisé de l’histoire de l’art, jouant sur la mémoire et sa présence physique, a connu beaucoup de succès depuis et tourne dans les grandes capitales. Au Luxembourg, ils interviendront avec Public collection quotidiennement du 22 au 28 mars au Casino et cet été, du 2 au 10 juillet, au Mudam, pour son dixième anniversaire. Cinq performeurs interpréteront donc les œuvres qui ont marqué l’histoire du Casino : la Lady Rosa de Sanja Ivekovic probablement, la Cloaca de Wim Delvoye ou les Light Pieces aussi ? L’interprétation symbolique par les danseurs est toujours minimaliste et symbolique, souvent aussi désopilante qu’absurde.

Au final, la relance du Casino comme lieu d’art contemporain connecté à son temps est beaucoup plus radicale que prévu. Si l’équipe en place, autour notamment du très dominant Jo Kox, voulait se réorienter pour son vingtième anniversaire, les changements – le départ du directeur administratif historique Jo Kox en avril, son remplacement par Nancy Braun, l’avancement de Kevin Muhlen au poste de directeur général, la nomination prochaine d’un nouveau conseil d’administration et d’un nouveau président – sont finalement structurels. Ils laissent à Kevin Muhlen une liberté d’action élargie, qu’il lui revient de saisir. C’est moins la semaine d’ouverture, qui sera sans conteste un succès populaire, que les mois suivants qui montreront si le concept fonctionne, si le « regard neuf » qu’il a voulu jeter sur les lieux, est partagé par le public, et par un public qu’il veut rajeuni en plus.

La réouverture du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain aura lieu mardi 22 mars, de 18 à 23 heures, avec les vernissages de Lara Almarcegui, David Brognon & Stéphanie Rollin ainsi que Claudia Passeri ; actions en continu d’Alexandra Prici et Manuel Pelmus de 19 à 23 heures ; entrée gratuite durant la semaine d’ouverture ; www.casino-luxembourg.lu.
josée hansen
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