d'Land et la Centrale paysanne

Un empire dans le Grand-Duché

d'Lëtzebuerger Land du 07.01.2004

Combattre les États dans l’État, les legs de l’après-guerre, c’était un des credos des initiateurs du Land. Carlo Hemmer ne se lassait pas de montrer du doigt le gaspillage du denier public, surtout au profit de la Centrale paysanne. 

Après la guerre, l’agriculture, un des piliers de l’économie nationale de l’époque, est gravement sinistrée et n’arrive pas à se redresser pour faire face aux défis du marché mondial. 

Le gouvernement – débordé – désigne Mathias Berns pour sauver la cause agraire et restructurer le secteur. En pratique, il cède son pouvoir de décision et de contrôle en le nommant souverain d’un des secteurs clés et de l’économie et de la société luxembourgeoise. C’est la faiblesse des politiques par rapport à la toute-puissance de Mathias Berns – ayant rallié le monde agraire dans sa Centrale paysanne – qui va être dénoncée tout au long des années par les rédacteurs du Land. En 1960 par exemple, le gouvernement essaie sans succès d’enlever à la Centrale paysanne certaines prérogatives comme les fonctions – initialement provisoires – réservées d’habitude à la Chambre de l’agriculture. Il ne lui reste plus qu’à continuer à financer massivement le secteur agraire en ouvrant grand le robinet des subventions.

Carlo Hemmer ne se lasse pas de mettre au pilori ces mesures protectionnistes qui court-circuitent le fonctionnement de l’économie et les règles de la libre concurrence. Car, par la création de la société Cepal s.a., la Centrale paysanne va créer des sous-sociétés destinées à récupérer les secteurs de la production et de la distribution des produits agraires, de mettre la main sur toutes les étapes de la chaîne. D’un seul trait, Mathias Berns bénéficiera d’une influence énorme sur la classe paysanne, la base électorale du parti conservateur au pouvoir. Il peut faire pression et mener les hommes politiques par le bout du nez.

Le sujet est d’une telle importance que l’équipe du Land choisira de le mettre au cœur d’une campagne de promotion pour l’hebdomadaire le 28 août 1959. Il s’agit d’une édition spéciale reprenant un seul article de Roger Krieps, distribuée gratuitement à tous les ménages (elle est d’ailleurs financée par les fournisseurs de céréales dont l’existence est en péril). L’article se penche sur les dessous de la construction du silo de Mersch et dépeint les dangers d’une monopolisation de l’agriculture. 

À côté de l’article figure un encart promotionnel avec l’explication du choix du sujet : « Keine andere Zeitung wagte es, am Getreidesilo Kritik zu üben, weil jede politisch geknebelte Zeitung die Macht der Bauernzentrale fürchtet, und darüber die Interessen des Verbrauchers vergisst. Allein d’Letzeburger Land hat keine Angst. Zu allen Problemen, nicht nur den politischen, nimmt diese Zeitung offen und neutral Stellung ». Le titre de l’article – lourd de sous-entendus – en dit long : « Sein Kampf », le combat du ‘dictateur’ Mathias Berns. C’est aussi le début d’une autre approche de la rédaction ; jusque là, elle s’en est pris à la politique, dorénavant elle vise aussi Mathias Berns personnellement. Celui-ci a réussi à exercer une telle influence sur les dirigeants politiques à l’aube des élections, que ceux-ci consentent à lui fournir les moyens financiers nécessaires à la construction du colosse de Mersch. Officiellement, il doit servir à stocker le surplus de céréales, mais vu la taille du silo, il n’est pas difficile de deviner que la Centrale paysanne veut étendre sa toile. Mathias Berns veut en fait amener les agriculteurs à lui fournir l’entièreté de leurs moissons pour pouvoir les revendre à sa guise, au prix qu’il aura fixé. Ce qui va sonner le glas pour les marchands de céréales. La création d’un nouveau monopole signifie aussi une nouvelle dépendance des agriculteurs par rapport à la Centrale, qui entend déterminer  elle seule les prix de vente de leurs produits. Finalement, le journaliste veut faire comprendre aux consommateurs qu’ils sont à la merci de Mathias Berns, en ce sens qu’ils ne pourront pas s’opposer à la montée des prix. 

Les journalistes du Land sont épaulés par de grandes pointures de la scène politique comme Marcel Mart ou Robert Krieps, qui ont participé à la croisade en publiant des articles et des lettres à la rédaction. L’ancien ministre libéral Marcel Mart était à l’époque fonctionnaire européen et il s’intéressait de très près au cloisonnement des marchés qui se tramait dans le secteur agraire. En 1959, il accuse les politiciens du CSV de dilettantes manquant de courage pour des raisons électorales et religieuses. Il leur reproche de ne se limiter qu’aux symptômes de la maladie du secteur, et de soutenir la création d’un État dans l’État engloutissant les deniers publics. Une situation d’autant plus navrante que les seuls bénéficiaires de cette politique ne sont que les grandes entreprises agraires tandis que les petites exploitations seront au bord du gouffre. Il plaide même pour la disparition de celles-ci et la reconversion de la main d’œuvre par une intégration dans un autre mode de vie, soutenue par l’État en impliquant tous les ministères concernés. Cette approche permettrait, selon Marcel Mart, d’endiguer le gaspillage de subsides, redistribués ensuite de manière plus équitable. 

Ce n’est que dix ans plus tard que Mathias Berns commence à réagir, suite à un article sur ses intrigues contre la laiterie concurrente Ekabe – la seule qui ne figure pas encore dans son giron. L’article relate que le despote n’hésite pas à exercer un lourd chantage sur des affiliés des laiteries de la Centrale pour qu’ils recrutent des membres de leur famille qui livrent toujours à sa concurrente. Il les menace de mettre fin à leur contrat d’emploi s’ils ne persuadent pas les ‘brebis égarées’ de changer de laiterie. Les agriculteurs subissent des visites des hommes de Mathias Berns qui les poussent à signer des contrats les engageant à leur livrer le lait dès le lendemain. Un ultimatum a même été lancé aux agriculteurs récalcitrants. 

Après avoir mis le doigt sur ces agissements, le Land propose d’étatiser les entreprises de la Centrale, car de toute manière, elles sont financées par les fonds publics.

Cette publication fait monter Mathias Berns dans le ring et il va ensuite publier une réponse féroce dans son organe de Letzeburger Bauer, jugée comme diffamatoire par la rédaction du Land – « un tonneau de purin rempli d’obscénités », comme le commentera Roger Krieps par la suite.

Mais les jeux ne sont pas faits : en mai 1974, les laiteries de la Centrale paysanne fusionnent en formant la société Luxlait. Selon les nouveaux statuts, chaque membre agriculteur est non seulement obligé de fournir tout son lait, mais d’engager son exploitation entière, même après sa mort. Ce qui signifie une main mise sur les autres produits tels que la viande et les céréales. Pour les journalistes du Land, cette nouvelle étape représente un asservissement ultime et illégal des agriculteurs. Car les statuts interdisent en plus un recours régulier en justice. De leur côté, les politiques n’ont pas bronché, car le moment est bien choisi – juste avant les élections.

Il faut attendre 1977 pour que la façade commence à s’effriter. La fédération des jeunes agriculteurs et viticulteurs refuse alors d’intégrer le service de la jeunesse de la Centrale. Une volonté de séparation jugée comme un signe d’indépendance par les journalistes du Land, même s’il ne s’agit pas encore du conflit ouvert qui va mener plus tard à la création du Fräie Letzeburger Baureverband (FLB), le principal concurrent de la Centrale. 

Le 6 mai de la même année, le Land rapporte que le gouvernement a décidé de limiter ses subsides et de les ajuster aux normes européennes. Le ministère distribue en plus des subventions (pour pallier les pertes dues à la sécheresse) directement aux concernés, sans passer par la Centrale, un premier signe d’émancipation politique. 

En 1984, le journaliste Jean-Marie Meyer laisse sous-entendre que la Centrale paysanne risque d’être convoquée devant les juges, ce qui entraîne une réaction mordante dans le Letzeburger Bauer, comme quoi « l’organe de presse de l’Arbed » devrait être attaqué en diffamation. Mais pour la rédaction du Land, il ne s’agit que d’une nouvelle provocation qui laisse présager que l’orage va bientôt éclater. 

Le 9 avril, le FLB introduit une plainte contre X mettant en cause de faux bilans de plusieurs sociétés de la Centrale paysanne. Le Land informe ensuite que la Centrale essaie de faire pression sur les membres du FLB en leur rendant des visites personnelles, voulant les pousser à se distancier de la plainte. Ces efforts restent vains ; des perquisitions ont lieu au siège de la Centrale et au domicile de Mathias Berns. Il contre-attaque en introduisant une plainte contre le journaliste du Républicain Lorrain, Paul Bever, et contre des représentants du FLB.

Le Land ridiculise les tentatives de la Centrale de clamer son innocence et pose la question de savoir si le Luxembourg est réellement un État de droit ou non. Il dénonce une nouvelle fois les vrais coupables – les politiciens qui ont fermé les yeux pendant des décennies. Ils ont laissé Mathias Berns développer son empire et l’ont même soutenu ou protégé. Car en 1984, le gouvernement refuse toujours de laisser d’autres organisations d’agriculteurs envoyer leur représentants à la Chambre professionnelle pour défendre leurs intérêts. 

Pour le Land, le jeu de Mathias Berns est dévoilé, la Centrale est le dos au mur. Le journal révèle l’existence de trois comptes noirs alimentés notamment par l’entreprise Luxlait qui ont permis de faire circuler 820,5 millions de francs luxembourgeois. 

S’engage alors une démagogie qui trouve son apogée dans deux manifestations d’agriculteurs dans les rues de la capitale, dénoncées comme étant une mascarade par le Land, dévoilant que 800 employés et ouvriers ont été forcés à venir démontrer leur prétendue solidarité avec Mathias Berns pour faire fléchir la justice. 

Les perquisitions, les saisies, les interrogatoires se succèdent en tenant la population en haleine. Des magouilles, des transactions frauduleuses, des détournements de fonds sont découverts. Une Commission d’enquête du parlement s’occupe même de savoir si la Centrale paysanne a transmis des « dons » aux partis. 

En 1994, Mathias Berns et son directeur des finances Jos Ewert sont condamnés ; le Land ajoute néanmoins qu’il ne faut pas négliger le contexte politique du « système » de la Centrale paysanne, un système qui avait été encouragé activement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. 

Aujourd’hui, l’édifice continue à s’écrouler avec l’annonce du plan de restructuration de la Cepal et des licenciements en cours. Les plaies restent ouvertes, les finances ne sont toujours pas transparentes. Le nouveau directeur général de la société Christian Durand se plaint du poids émotionnel qui pèse sur les discussions (voir d’Land du 12 décembre 2003). Et pour cause ! La guerre de tranchées qui a divisé le monde agraire reste présente dans les mémoires. Mais la responsabilité politique – de nouveau sur toile de fond électorale – demeure toujours une pierre angulaire du problème.

anne heniqui
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