Une nécessité

Historiens plutôt que DJs

d'Lëtzebuerger Land du 07.01.2004

L’idée n’est pas d’organiser une réunion d’anciens, m’avait averti le responsable en charge de ce supplément. Point donc de dissection du bon vieux temps, et point de torrents de nostalgie, rédigés dans le style alambiqué des férus de la belle formule – vous les chercherez ailleurs dans ces colonnes. Afin de tracer le cadre : j’ai eu le privilège, durant une bonne partie des années 1990, de diriger cette publication, aux côtés de Jean-Marie Meyer, qui a marqué le Land de son empreinte de journaliste pur et dur, no nonsense, et qui n’a par ailleurs jamais souffert d’un engouement prononcé pour les rétrospectives qui culminent dans une pièce-montée d’autofélicitations.

Mes réflexions se feront du point de vue d’un lecteur, spectateur des constantes et des évolutions dynamiques tant du Land que du paysage médiatique en général.

Le marché exigu de la presse luxembourgeoise est un univers artificiel. Les subventions étatiques à la presse maintiennent, au nom du principe de la diversité des opinions, un ratio publications / lecteurs qui est décalé des réalités commerciales. Sur ce marché, au cours des dernières quinze années, la concurrence pour l’attention du public s’est acharnée. Segmentation linguistique et élargissement de l’offre, multiplication des supports audiovisuels, telles sont quelques tendances fondamentales récentes. 

La multiplication des supports, couplée aux avancées technologiques, garantit la quasi-instantanéité des hot news comme des « chiens écrasés », tant en ce qui concerne le marché de l’information local que l’actualité internationale. Et l’Internet, moyen d’information et bibliothèque virtuelle presque sans limites, a mis l’accès à l’information d’arrière-plan à la portée de tout le monde.

Ou se situe le Land dans ce paysage ? Certainement pas dans la position d’un information gate keeper. Et rarement dans la position d’un fournisseur de scoop. Sa vraie valeur ajoutée consiste à se faire interprète. Sa force réside dans la mise en perspective, dans le filtrage des bruits de fond, dans une approche non teintée d’intérêts idéologiques ou politiques particuliers. Dans la distillation de quelque peu de transparence et de clarté à partir du tintamarre des tendances qui s’affrontent sur les marchés de la criée idéologique, commerciale, politique, sociale ou culturelle, tant dans notre réalité du petit espace qu’au-delà de ses confins étroits. Dans la réflexion qui cède le pas au matraquage ; dans l’interrogation sans complaisance des belles certitudes à la mode. Dans la méfiance devant l’emploi du ricanement chic et branché, ce dandyisme de masse1  énervant qui arrive à peine à masquer le désespoir. 

La définition contemporaine du  Land, cinquante ans après sa création, tient probablement dans une formule qui se réduit à un mot : nécessité. La nécessité d’examiner toute thèse, d’explorer toutes les avenues, sans ambages, sans l’encombre de garde-fous idéologiques, et sans loucher vers le tiroir-caisse. La nécessité de lever des coins du voile et de prendre position.

Le Land dispose d’une structure unique en son genre qui lui facilite cette tâche. Appuyé par une Fondation, le Land se trouve dans la situation enviable d’être mieux à l’abri que d’autres des pressions tous azimuts. « Votre rôle n’est pas de générer des bénéfices au profit des actionnaires. Ni d’accumuler des pertes. Ceci est votre journal, et celui de votre équipe ; utilisez votre liberté et faites le meilleur journal possible – pour les lecteurs. » C’était le seul mot d’ordre que le président du Conseil, Joseph Kinsch, avait itéré en 1990, au moment où Jean-Marie Meyer et moi-même prenions la relève de Lucien Thiel. Il n’y a pas raison à penser que la direction ait été changée.

Et quelles sont donc les attentes, côté lecteur ? Que l’attention soit portée aux évolutions du paysage luxembourgeois – qu’un éclairage non biaisé de la politique nationale ait lieu, qu’on soupèse le concept de la prétendue absence d’idéologie, qu’on mette la main sur le pouls d’une société calme en surface, mais néanmoins en pleine mutation et en voie d’atomisation. Que l’on examine et prenne position au sujet des grands courants, dont les sédiments formeront l’avenir du pays ; que l’on en identifie les chances, risques, et conséquences qui en découlent pour le Luxembourg. Tout ceci dans un contexte de globalisation qui réduit les marges de manœuvre d’un petit pays, mais lui interdit néanmoins de fuir ses responsabilités. 

La mission est de créer un degré de transparence permettant aux lecteurs d’assumer pleinement leur statut de citoyens du monde. Les défis sont légion, auxquels les réponses sont en voie de formulation, par tâtonnements, trial and error. Voici mon hit-parade, certainement non exhaustif, inspiré entre autres d’un livre publié en 2002 par Jean-François Rischard2. 

Les questions liées à l’avenir et à la survie de l’humanité : changements climatiques, menaces pesant sur la biodiversité, épuisement des ressources naturelles, évolution démographiques et migrations – quels enjeux et quelles lignes de conduite faut-il adopter ?

Les questions relatives au partage du pouvoir : à quel rôle pouvons-nous aspirer dans une Europe des 25 ; quel rôle l’Europe peut-elle convoiter dans un monde qui verra, à moyen terme, un glissement plus ou moins prononcé des centres de gravité politiques et économiques vers l’Asie ? Quelles options et quels enjeux dans la politique de sécurité, quels modèles développer face à ou en complémentarité avec une superpuissance dominante ? 

Quelles options pour la politique internationale en marge de la lutte contre le terrorisme ? Quelles lignes de conduite adopter pour réduire le clivage entre riches et pauvres, pays du Nord et pays du Sud ? Quelle politique définir pour combler le fossé numérique, afin de permettre à tous de tirer bénéfice du potentiel inhérent aux technologies de communication – afin de favoriser tant l’information que l’éducation et le commerce ? Quelle position assumer face aux chances et aux risques associés aux biotechnologies, un des grands espoirs de l’humanité ?

S’il fallait donc formuler un vœu pour l’avenir du Land, je me rabattrais sur une boutade utilisée jadis par l’un de mes profs, à l’université, qui aimait nous dire : « les bons journalistes sont les historiens du temps présent.3 » Pas des DJ qui s’épuisent à célébrer les airs du temps en faisant onduler leur carcasse sur le thème ringard du « the medium is the massage ».

Cela peut paraître un peu vieux jeu, comme recette. J’en conviens volontiers. Mais ceux qui l’ont pratiqué, savent  que c’est fun. 

1 Expression empruntée à Camille de Toledo, Archimondain Jolipunk, Calman-Lévy, 2002

2 J.F. Rischard, High Noon – Twenty Global Problems, Twenty Years to Solve Them, Basic Books, 2002

3 Marshall MacLuhan, bien sûr.

Jean-Paul Hoffmann
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