Norman Foster

Construire, sujet majuscule

d'Lëtzebuerger Land vom 06.12.2001

L'acte architectural a-t-il quelque chose de fou en soi ? Ceux qui ont choisi cette profession savent qu'elle a à voir avec le mythe de Sisyphe. Mais aucun constructeur au monde, a fortiori une personnalité comme celle de Norman Foster, ne se pose la question de l'acte de bâtir en termes de reconstruction éternellement recommencée. Car cette profession a à voir avec la pérennité. Ou tout du moins un bâtisseur a-t-il le devoir d'y croire, comme répondit un jour le fin et sensible Alvaro Siza avec une pointe d'humour, où se mêlait aussi pas mal de dérision envers ce que cette « mission » a de titanesque. Mais c'était peut-être un jour de « saudade » portugaise…

L'anglo-saxon Norman Foster, né en 1935 à Manchester, est de ceux qui manient la réponse sous l'enseigne de l'humanisme. N'a-t-il pas choisi pour titre de son exposition Architecture is about people, divisée en trois thèmes, World Sight and human mesure, Mobility and communication/technical means, enfin, Connecting people - public spaces, regroupés dans deux salles et demie seulement du MAK, tant la bibliothèque transformée en cabinet de carnets de croquis est petite. Mais pour cet exercice d'esquisses, on en a vu savoir mettre en place leurs idées sur plus petit format : un ticket de métro… 

L'ensemble regroupe donc majoritairement maquettes de réalisations, projets avortés et à venir de l'architecte, qui composent une ville. Cela ne veut pas dire que l'on voudrait d'une Fostercity comme cadre de vie unique.

La diversité. Voilà peut-être la qualité qui manque à celui qui est un immense constructeur, on ne lui dénie pas ce titre. Parce que Foster décline depuis trente ans un vocabulaire technique issu de la high-technology britannique, qui conjugue la mise en espace de l'acier et du verre où les Anglais excellaient déjà au XIXe siècle. On rappellera pour mémoire le Crystal Palace de Joseph Paxton (1852), oeuvre mythique et emblématique de la modernité naissante, à l'égal des grands magasins, des serres et des passages, qui fut malheureusement la proie d'un incendie. Un glorieux héritage dans le domaine du savoir-faire, que Foster partagea un temps, dans les années 1960, avec Richard Rogers (le bâtiment de la Lloyds à Londres étant la plus connue des réalisations outre-Manche de ce dernier), qui fut son partenaire au sein de leur première agence, Team 4.

L'architecture de Rogers resta expressionniste, quand Foster s'en détacha par la suite. Dès la création de son agence Foster Associates, il mit en scène dans la réalisation pour la compagnie d'assurances Willis, Faber [&] Dumas à Ipswich (1971-75) et le Sainsbury Centre for Visual Arts (1974-78) et peut-être plus jamais aussi bien depuis, un contextualisme de génie. Foster offrit en effet dans ces deux réalisations une véritable révolution de libre fonctionnalité intérieure à l'usager et une ouverture aux bâtiments en tant que corps dans la cité. Un travail sur l'entre-deux que l'on ne vit apparaître sur le continent que des années plus tard avec l'Institut du Monde Arabe de Jean Nouvel, en bordure de Seine, à Paris (1981-87).

Entre-temps, il n'y avait eu que les plateaux libres et la structure rejetée en façade du Centre Pompidou (1971-77) de Rogers, associé cette fois avec l'italien Renzo Piano. L'architecture du XXe siècle était restée majoritairement et jusque-là prisonnière du diktat du « less is more » made in USA par Mies van der Rohe, lui-même éduqué au fonctionnalisme rigoureux du Bauhaus allemand. 

Le tout élevé en dogme, en France par Le Corbusier, que ceux qui se réclament encore de l'héritage du maître dans l'hexagone défendent aujourd'hui bec et ongles contre les comploteurs d'une jet-set de l'architecture (Nouvel, Koolhaas, Gehry, e.a.) fluide, donc transparente, donc inexistante, CQFD… Le paroxysme ayant été atteint en Angleterre avec les « brutalistes » dans les années 1960, dont on retrouve les visions de pur béton  sous le crayon du jeune Foster à l'école d'architecture de l'University of Manchester.

Ce qui valut sans doute libération pour Norman Foster, c'est qu'il rencontra Buckminster Fuller. Bucki : que l'on imagine en roulotte avec sa dymaxion car, on the road sur les grandes voies qui traversent le continent américain. Une « coquille » à l'espace intérieur le plus libre possible sous une enveloppe la plus légère possible, accrochée aux navires américains qui servaient à l'époque de voitures. Dans l'espace urbain, comme des bateaux ancrés à quai, cela donne des structures géodésiques, quelque chose de formidablement libre et spacieux, aux formes arrondies où on imagine l'homme se sentir bien comme le foetus dans le ventre de sa mère… L'utopie aussi fait partie de l'architecture et on connaît fort peu, dans la réalité, de ces moments de liberté construite.

Il semblerait que Norman Foster dans le futur, revienne à ces « formes molles » (ce qui le rapprocherait du coup de Rem Koolhaas), qui peuvent aller jusqu'à prendre des allures de suppositoire ou de cigare : ainsi de ses projets pour le Regional Music Center à Gateshead en Angleterre prévu pour 2002, la Philosophische Fakultät de la Freie Universität à Berlin et le siège de la Swiss Reinsurrance à Londres, prévues toutes deux pour 2004. Comme si la leçon de Buckminster Fuller et l'héritage du Crystal Palace de Joseph Paxton n'avaient jamais cessé de faire leur chemin dans sa tête. On attend ce Foster-là, qui déjà en 1983, avait voulu rendre hommage à Bucki (il décéda à Los Angeles la même année) avec la maison Autonomous House… 

Foster a le culte de la machine, de la vitesse et de l'homme qui vole. Sir Foster - anobli par sa très gracieuse Majesté après avoir érigé le plus célèbre de ses bâtiments auprès du grand public, la tour pour la Hong Kong and Shangai Bank dans le ciel de Hong-Kong, en 1985, qui était encore à l'époque îlot de la couronne britannique aux confins de l'Asie - se déplace en hélicoptère personnel et est à la tête d'une agence de six cents employés. À faire pâlir les plus mégalos de ses confrères ou les plus « hommes d'affaires ». 

Foster  aurait un peu des deux à la fois mais tempéré par quelqu'humilité tout de même. Cet hérault de la technicité n'avoue-t-il pas une erreur par  excès d'esthétisme ? Le pont du Millénium à Londres, à peine inauguré dut être fermé aux piétons pour cause d'excès de tangage l'année dernière ! Un semi-échec qui le rendrait plutôt sympathique.

Qu'est-ce qui fait donc que malgré ces reproches - on lui reconnaît le génie de la communication - Norman Foster cavale en tête dans le peloton des « grands » architectes de ce monde ? Car quoi qu'en dise le sous-titre de l'exposition de Cologne affirmant qu'il construit pour les hommes, parmi ses défauts, on compte un manque d'attention à l'environnement - qu'il soit urbain ou naturel - et un excès d'expressivité technique. Mais contrairement à Ieoh Ming Pei avec la pyramide du Grand Louvre, Foster a su retenir son écriture dans la verrière de la grande cour du British Museum (1994-2000), donnant à voir très peu la structure et une forme indéterminée. Foster plus contraint, donc plus vrai dans le contexte historique…

Comme aussi à Berlin avec la coupole du Neuer Reichstag où il a su démontrer qu'il savait éviter la répétitivité dans l'application de solutions, au parcours par exemple, en apparence seulement en accord avec l'enveloppe. C'est le cas au Carré d'Art de Nîmes (1993), qui confine à l'effet inverse de la souplesse d'utilisation recherchée par une institution muséale. Si l'homonymie respecte en effet la fameuse Maison carrée romaine en vis-à-vis, la symétrie intérieure ne facilite pas la liberté d'usage du musée, où aujourd'hui,  l'interactivité entre les oeuvres exposées et le bâtiment est un enjeu majeur des arts plastiques.

La réputation de Norman Foster serait-elle donc surfaite ? C'est le temps plutôt qui a changé, requérant du bâtisseur une souplesse de pensée, une adaptation caméléon aux données complexes et changeantes de la société d'aujourd'hui - qui sont souvent tout sauf séduisantes - quand l'acier et le verre sont restés nimbés de leur aura de matériaux apportant une réponse parfaite. Dans l'absolu seulement.

 

Exposition Norman Foster, Architecture is about people, Museum für Angewandte Kunst, An der Rechtschule, D-50667 Köln, jusqu'au 30 décembre 2001, fermé le lundi. Tél. 00 49 221 221 2 38 60 

 

 

 

 

Marianne Brausch
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