Pont Adolphe

Grand pont malade

d'Lëtzebuerger Land du 21.12.2006

Le temps presse. Au moins sur cela, tout le monde est d'accord. Depuis qu'une des barres métalliques de précontrainte, dont 258 avaient été posées entre septembre 2003 et août 2004 afin de stabiliser le pont, s'est détachée en février 2005 et est tombée dans la vallée de la Pétrusse, l'urgence d'une décision définitive sur sa réhabilitation s'est imposée de toute évidence. En fait, le mauvais état du pont a été révélé durant les investigations en profondeur réalisées peu avant son centenaire par l'administration des Ponts et chaussées, dans les années 1990: délavement, disloquement des pierres, fissures, décollement des rouleaux de la maçonnerie... Au-delà des effets de l'âge sur un matériau fragile, la pierre naturelle avec laquelle l'ingénieur français Paul Séjourné a construit ce pont entre 1900 et 1903, ces détériorations pourraient avoir été accélérées par le travaux entrepris dans les années 1960, lorsque le tablier a été élargi de 50 centimètres de chaque côté. Tablier qui toutefois aurait été mal exécuté, car, excentré, il transmet la pression de manière non symétrique sur les arcs, «introduisant de ce fait des sollicitations indésirables,» selon les Ponts et chaussées. Les mesures de stabilisation des années 2003/2004, essayant d'égaliser à nouveau la pression et d'éviter que la pierre ne rompe, ne purent être que provisoires. En juin dernier, le ministre des Travaux publics, Claude Wiseler (CSV), le maire de la capitale, Paul Helminger (DP) et leurs administrations ont présenté une première ébauche de solution pour la réhabilitation. Selon ce modèle, l'actuel pont serait quasi entièrement évidé, puis rempli de béton armé selon sa forme actuelle, seuls quelques éléments originaux seraient gardés, puis les piles et tympans seraient construits à l'identique. «Mais c'est Walt Disney!» s'exclame l'architecte et membre du comité de direction de la Fondation de l'architecture et de l'ingénierie Alain Linster. «Vous savez, un pont, c'est avant tout un moyen d'enjamber une vallée et de relier les deux plateaux de la ville, répond à cela Georges Molitor, le directeur des Ponts et chaussées. Nous ne le considérons comme un monument que dans une deuxième phase. Et puis, le pont Adolphe n'est même pas classé…» Son administration attend actuellement les résultats d'une étude prospective sur l'évolution du trafic dans la capitale qui fut annoncée pour la fin de l'année, une première phase est terminée, mais suite à des questions émises par les décideurs politiques, elle a dû être remise sur le métier et devrait tomber d'ici quelques semaines. «Nous, ce que nous voulons avant tout, c'est une solution globale, durable, pour tout le trafic dans ce quartier, explique François Bausch (Déi Gréng), l'adjoint au maire responsable de la mobilité dans la capitale. Et nous ne sommes en aucun cas demandeurs d'une augmentation des capacités en trafic individuel à cet endroit.» Pour la Ville, il s'agit actuellement plutôt de favoriser les transports en commun et la mobilité douce – piétons, vélos –, au détriment des voitures. Ce qui est sûr, c'est que, à côté de l'urgence de l'état matériel du pont à l'heure actuelle déjà, une deuxième contrainte demande une solution à court terme: si le futur tramway doit passer par le pont, il faudra, selon les Ponts et chaussées, impérativement le stabiliser en son noyau, comme il ne fut pas pensé pour supporter de telles charges. En outre, même stabilisé, la largeur risque de ne pas être suffisante pour accueillir tous les types d'utilisateurs en même temps: piétons, cyclistes, voitures individuelles, tramway et bus... Voilà la deuxième décision à prendre: même en réduisant, proportionnellement, la place accordée aux voitures, comment faire jouxter ces différentes voies ? Lors de la conférence de presse a été avancée l'idée de construire un deuxième pont à côté du pont Adolphe – un pont provisoire devra de toute façon être érigé pour effectuer la restauration, mais en triplant le budget du provisoire de sept à 23 millions, on pourrait, selon les estimations, construire un pont fixe. «Ce serait génial de pouvoir réserver le pont Adolphe aux transports en commun et à la mobilité douce et de faire passer les voitures par ce nouveau pont,» juge François Bausch, qui, toutefois, conçoit aussi que ce projet serait long, fastidieux en matière d'études et d'autorisations et cher. La Ville de Luxembourg pourrait vivre avec un léger élargissement du pont actuel afin qu'il puisse accueillir tous les utilisateurs. Elle demande surtout une décision rapide, avant l'été 2007, afin de pouvoir finaliser son plan d'aménagement général du quartier. Le ministère des Travaux publics réfléchit lui aussi sur la solution d'un élargissement du pont actuel. «Nous voulons analyser tous les enjeux, assure Maryse Scholtes, la coordinatrice générale du ministère. Avant de prendre une décision, il faut considérer non seulement l'impact d'une modification sur le pont, mais aussi, par exemple, sur la vallée.» Pour elle, un élargissement du pont, pourquoi pas en construisant un troisième arc à côté des deux actuels, ne serait pas forcément la plus mauvaise solution. Aux Ponts et chaussées, des simulations allant dans cette direction ont été faites, «mais le ministère de la Culture a émis une objection formelle contre ce scénario, raconte Georges Molitor. On perdrait l'élégance et l'authenticité du pont.» Puis il y a la question de la protection de la vieille ville en tant que patrimoine mondial de l'Unesco l'avocat Fernand Entringer a déjà saisi le Centre du patrimoine mondial à Paris avec la question, notamment pour savoir si un deuxième pont, quasi parallèle, un peu plus loin, ne risque pas de défigurer la zone tampon définie par l'Unesco. Car voici le véritable grand dilemme de la réhabilitation du pont Adolphe: quelle est sa vraie valeur ? Est-elle avant tout pratique – traverser une vallée entre deux plateaux – ou esthétique – un élément constitutif de l'image de la ville, qu'on retrouve sur toutes les cartes postales? Dans les deux cas, il suffirait d'avoir recours à la solution type Potemkine proposée par l'administration des Ponts et chaussées. Une vision que l'architecte Philippe Schmit a en horreur: «Ce pont est un monument essentiel pour tous les ingénieurs, il a une valeur intrinsèque, intellectuelle,» car Séjourné avait construit le plus grand pont du monde en pierre enjambant la vallée sur toute la largeur en une seule arche de 85 mètres. Le pont est cité dans tous les ouvrages de référence, encore aujourd'hui. Pour Philippe Schmit, la pire des solutions serait de falsifier cette réalisation en la reconstruisant en béton décoré; il serait alors plus juste de répondre à la complexité des nouveaux besoins par des solutions contemporaines tout aussi astucieuses. Tout le défi est là: si les lobbys de protection du patrimoine – feu Stoppt de Bagger!, dont le Mouvement écologique a repris le flambeau depuis un an ou deux, et, partiellement, la commission des sites et monuments ou la Service des sites et monuments nationaux – luttent pour la sauvegarde de l'aspect esthétique «authentique» d'un monument (la reconstruction des murs de la forteresse au Kirchberg est l'illustration la plus parfaite de l'absurdité de cette approche), et si les administrations des Bâtiments publics ou des Ponts et chaussées veulent des solutions pragmatiques, finançables (la restauration du pont coûtera quelque 25 millions d'euros à elle seule) et fiables, la véritable solution se trouve peut-être entre les deux. Au début du XXIe siècle, il y a d'autres questions à résoudre qu'au tournant du XXe, donc il faut aussi inventer d'autres solutions, tout aussi courageuses, qui, certes, respectent ce patrimoine, sans pour autant vouloir tout mettre dans du formol. S'il faut un troisième pont pour relier la ville haute à la gare, autant opter pour une construction astucieuse, inventive, qui s'inscrive clairement dans l'ère de l'après-viaduc de Millau. Aussi bien les architectes intéressés que les politiques, le ministère des Travaux publics et l'administration des Ponts et chaussées, la Ville de Luxembourg ou le Mouvement écologique affirment en tout cas vouloir discuter la question en public, en connaissance de tous les éléments et de toutes les options, avant toute prise de décision. Et ce bien que le temps presse. C'est déjà un début de consensus.

 

 

josée hansen
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