Les Noces innocentes de Tristan

d'Lëtzebuerger Land du 06.08.2021

Kaija Saariaho et son opéra Innocence : retenez bien ces deux noms, ils viennent d’écrire, au Festival d’Aix en Provence, un des tout premiers chapitres de l’histoire de l’opéra de notre siècle. On connaît bien déjà la compositrice finlandaise pour sa musique résolument contemporaine, diaphane et, c’est assez rare pour être souligné, agréable, voire jouissive à écouter. Le plot est on ne peut plus actuel. Dans une folle fusillade, un lycéen assassine une dizaine de ses camarades. Dix ans après le drame, une innocente fiancée roumaine célèbre ses noces avec son conjoint finlandais dans une atmosphère, qui de la fête vire au cauchemar. Un mystère entoure en effet la famille du fiancé, et on aura deviné que le mariage vient rimer avec les souvenirs du carnage. Comme dans une pièce de Tennessee Williams, les langues se délient peu à peu : Tereza, la serveuse, est la mère d’une fillette assassinée, le frère du mari est l’assassin qui s’invite in extremis à la noce, et le mari lui-même a été complice. Mais les victimes ne sont pas pour autant innocentes, elles qui ont harcelé et humilié leur futur bourreau. Lord of the Flies n’est pas loin, le Leviathan de Hobbes non plus. La fête est bel et bien finie, mais la musique se garde, cependant, de ne pas fermer la porte à un espoir de rédemption.

Saariaho transforme, avec son complice Simon Stone, la plus si nouvelle coqueluche de la mise en scène, un fait divers en tragédie universelle, faisant de Freud et de Sophocle ses parrains, la contingence et la nécessité étant les marraines. À raison de quinze secondes de musique écrites par jour pour un opéra qui dure cent cinq minutes, le réel de l’actualité a largement eu loisir de s’introduire dans l’écriture. Aussi la partition porte-t-elle le souvenir de ces traumatismes, alternant les moments lyriques et les soubresauts dissonants, laissant toujours place aux sous-entendus et mi-chantés, au transparent et à l’opaque. Chloé Lamford, la scénographe, a inventé un superbe dispositif carré de deux étages qui, en tournant, fait se fondre et confondre le temps et l’espace, la salle de noces et la salle de classe, suggérant ainsi, comme un palimpseste, la confusion des sentiments que sont l’angoisse et l’espoir, l’attente et la terreur, le regret et le remords, la culpabilité et le deuil. Le jeu, mais surtout le timbre de la voix mezzo-soprano de la tchèque Magdalena Kozena, dans le rôle de la serveuse, mère orpheline, sont admirables de douleur contenue et de rage exhalée. Sa fille défunte est interprétée avec un naturel tout en fraîcheur juvénile, mais dont la candeur ne cache pas un soupçon de cruauté, par l’exquise jeune chanteuse finlandaise Vilma Jää, aussi versée dans le chant folklorique que dans la composition classique. La place manque pour citer les autres chanteurs et cantatrices, enfants comme adultes, tous admirables qui de justesse et de tendresse, qui de malice et de calcul, qui encore de méchanceté et de lâcheté. Le London Symphony Orchestra est à la hauteur de sa réputation, emmené par la baguette de Susanne Mällki, une des nombreuses nouvelles stars de la direction finlandaise.

Le nozze di Figaro : Amadeus chez Forman

Que n’a-t-on glosé sur la mise en scène potache et grivoise de Lotte de Beer qui fait du chef d’œuvre de Mozart une farce qui, à la fin, ne s’avère pas si bon enfant que ça ! Il suffit pourtant de se remémorer le succès d’Amadeus de Milos Forman pour se souvenir que Mozart est un joyeux drille, jamais à court de blagues paillardes. Adieu donc perruques poudrées, étiquette surannée, bonjour au priapisme sans fin et sans finesse de Chérubin, aux scènes de ménage dans tous les sens du terme de Susanne, aux tentatives de suicide burlesques de la comtesse, au slapstick des bouffonneries de Figaro, j’en passe des mieux et des meilleurs. Et pourtant : l’intrigue de Le nozze di Figaro, que beaucoup de musicologues tiennent pour le meilleur opéra jamais écrit, n’est pas qu’un vaudeville fait de cachotteries et de travestissements, aussi bien sexuels que sociaux. Derrière l’opera buffa pointe le sérieux de la Révolution française et de la révolte metoo. Mais la guerre des sexes se fait ici querelle, et la lutte des classes finit en rixe. Thomas Hengelbrock et son Balthasar Neumann Ensemble soulignent, non sans grâce, le côté badin de la mise en scène, offrant un écrin solide à des interprètes non moins solides, parmi lesquelles brillent Julie Fuchs, éblouissante d’espièglerie en Susanne, et Jacquelyn Wagner en comtesse plus hystérique que mélancolique. Lotte de Beer aura donc livré un spectacle irrévérencieux, irrévérencieux comme l’était Mozart face à l’étiquette du prince, mais aussi face à la tradition de ses maîtres Bach et Haydn.

On se souvient du sentiment océanique décrit par Romain Rolland dans une fameuse lettre à son ami Freud. Eh bien, c’est un tel sentiment que je ressens dès l’ouverture de Tristan und Isolde, donné par Sir Simon Rattle à la tête du London Symphony Orchestra. Et si le mystère Wagner résidait là, dans l’adéquation parfaite de sa musique avec le rythme notre respiration, le battement de notre cœur, la pulsation de notre pouls ? Le magicien de Beyreuth, tel le joueur de flûte de Hamelin, endort notre Vernunft, comme il endort celle des amants dont le vaisseau vogue à vue sur les vagues de l’océan qui les emporte vers l’Irlande. Je ferme les yeux et me laisse transporter et transpercer par le souffle enchanteur et enchanté de cette musique, merveilleusement servi par les musiciens du LSO. Las, le vaisseau n’est point fantôme ici, car son capitaine Simon Stone, bien moins inspiré que dans Innocence, en fait successivement un paquebot, un loft new-yorkais, une rame de métro. Et le mythe rapetisse vers l’anecdote, vers un fait divers de la presse people, où Tristan, marié et infidèle à Yseut, tout occupé qu’il est à envoyer des sms à sa maîtresse, se fait banalement trucider par un quelconque loubard de banlieue.

Il est vrai que Wagner l’appelle aussi Tantris, déformation verlan avant la lettre. L’intrigue imaginée par Stone est difficile à suivre (ah oui, il paraît que ce couple en fin de course a encore eu un fils), tant la mise en scène a du mal à épouser le texte original. La scénographie ne manque pourtant pas de bons Einfälle, comme dans cette fameuse nuit d’amour du deuxième acte qui fait défiler les différentes phases d’un couple qui atteint ici, une seule fois, hélas, à l’universel. Par la grâce et le génie de Nina Stemme, l’Yseut de notre époque, par la faconde de Stuart Skelton dont la silhouette tient plus de Falstaff que de Tristan, par la chaude et généreuse humanité de l’extraordinaire Franz-Josef Selig en roi Marke, ce deuxième acte est un moment rare d’émotion et de musique. Ce soir, nous avons compris, grâce aux musiciens et malgré le metteur en scène, que cette Liebesnacht signe le chant du cygne du romantisme. Elle culmine avec le cri de Brangäne (excellente Jamie Barton, grisée en soubrette punk) qui prépare la voie au Sprechgesang du siècle à venir. Mais si cette mise en scène n’était, après tout, pas seulement une mise en pièce ? Si elle venait enfin satisfaire le musicologue Philippe Olivier, qui souhaitait ces « évangiles de l’homosexualité wagnérienne venir sur scène tels qu’ils sont vraiment. » A l’insu de son propre gré, comme dirait l’autre, Simon Stone fait comprendre que le véritable amour circule entre Melot, Tristan et le roi Marke, dont le vrai désespoir est causé par l’infidélité de … Tristan. CQFD.

Caeterum censeo qu’on ne peut monter Wagner sans rappeler son antisémitisme forcené, récupéré par les nazis avec l’assentiment enthousiaste de sa lignée.

Paul Rauchs
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