Après plus de trois ans de recherche, d’écriture et de maturation, le projet Papaya voit le jour ce vendredi à la Kulturfabrik. Cette performance afro-féministe explore les identités plurielles

Déconstruire, couche par couche

melissandre varin, plasticienne et performeuse
Photo: Black Magic Tea Kulturfabrik
d'Lëtzebuerger Land du 12.05.2023

Les protagonistes du collectif Papaya se définissent comme des « artivistes ». C’est-à-dire pratiquant l’intervention militante à travers la création artistique et, inversement, un art relatif aux préoccupations politiques et sociétales. Leur projet, qui porte aussi le titre de Papaya, parle d’identité et de souffrances psychologiques liées aux personnes afro-descendantes. Aussi, il leur importe de se présenter selon les termes qu’ils ont choisis : Jennifer Santos Lopes (femme cisgenre, pronom elle), Eric G. Foy (homme cisgenre, pronom il), melissandre varin (pas de majuscule à son nom, personne trans queer, pronom iel) et Sym (iel, care coordinator du projet). Ce n’est pas anodin, cela fait partie de leur réflexion et de leur travail d’écriture que de cerner leurs identités. Un terme que l’équipe met forcément au pluriel pour signifier la multiplicité des identités de chacun et la difficulté à les définir toutes.

Les premières idées naissent avec la création du réseau afro-descendant Finkapé en 2019 qui lutte contre les discriminations et porte haut les revendications afro-féministes. Jennifer Santos Lopes, danseuse et créatrice textile, veut d’abord « en apprendre plus sur mes racines » et arrive très vite à « un projet créatif de déconstruction et de libération ». À la même époque, melissandre varin (qui tient aux minuscules à son nom, par humilité, pour « déconstruire les hiérarchies » et en référence à audre lorde ou bell hooks, figures historiques de l’afro-féminisme) expose au CID Fraen a Gender. La volonté de travailler ensemble naît de nombreuses discussions, par écran interposé car melissandre habitait à Birmingham à l’époque, « un bon entraînement pour la période où Zoom est devenu un incontournable ». Ces conversations construisent peu à peu les contours de Papaya. « Nos conversations ne relevaient pas tout de suite de considérations artistiques, mais creusaient dans nos parcours, nos intimités, nos expériences », détaille melissandre varin. Iel parle d’un processus féministe où l’écoute, l’intime et la tendresse sont mises en avant : « Ce n’est pas pour papoter, c’est politique. » L’idée forte du projet est d’utiliser l’art pour déclencher une prise de conscience, réparer les traumas et transformer la déconstruction en reconstruction. « Comment créer, nourrir, guérir et partager les conditions de l’amour au-delà des discriminations et des enjeux de pouvoir ? », résume Jennifer. « On se nourrit des expériences qui sont contenues dans nos corps, mais aussi les traumas de ceux et celles qui nous ont précédés », complète melissandre.

Le nom Papaya était un des premiers jalons. « Un premier point de questionnement était la fétichisation du corps des femmes noires qui sont vues comme des fruits exotiques », retrace Jennifer Santos Lopes. Elle associe cette idée d’exotisme à la papaye alors même qu’elle n’en mange pas. « Mon corps a été très tôt objectifié et hypersexualisé. Cette idée d’être dégustée est assez répugnante, j’ai pensé à un fruit peu ragoûtant ». La matière première sur laquelle les artistes vont travailler est bien là : les discriminations et assignations diverses que peuvent subir les afro-descendantes. « On ne rend parfois même pas compte des agressions, tellement on a intégré une perspective blanche, établie comme la norme. Pour sortir de cette assimilation, il faut changer de perspective et retrouver nos corps ». Le fruit est désormais mûr et prêt à être récolté : « Trois ans et demi de processus c’est long. Cette maturation était nécessaire, c’était beau, mais on est prêt à donner naissance », ajoute melissandre varin en poursuivant l’analogie. Au final, sur la scène de la Kulturfabrik, on assistera à un mélange de danse, de textes, de sons, d’installation, d’art du textile et de performance.

Ces années de création ont été jalonnées par des temps de résidence où les artistes se retrouvaient et d’autres moments où le travail était plus personnel, pour nourrir dossiers et fichiers partagés. « Mes textes sont issus de mes archives personnelles, récoltées au fil de lectures et de rencontres, autour de la famille comme une institution à questionner voire à détruire. D’autres émergent de notre processus d’échange avec Jen », détaille melissandre. De son côté, Jennifer travaille le mouvement et la danse (avec l’œil extérieur et expérimenté de Georges Maikel Pires Monteiro) et récolte des tissus qui deviendront les costumes. Pour aller plus avant dans leurs recherches, elles organisent et participent à des ateliers et groupes de parole : « Les témoignages des autres valident en quelque sorte ce qu’on ressent ». Elles mesurent aussi leurs différences et les multiples aspects de leurs identités : Les racines de leurs ancêtres, le lieu ou elles ont grandi (au Luxembourg ou en banlieue parisienne), leur orientation sexuelle, leur niveau d’étude. Pas question dès lors de proposer une performance stéréotypée. Pour melissandre, « il fallait sortir des boîtes dans lesquelles ont met généralement les performeurs noirs desquels on attend des cris ou de la violence. La tendresse était notre réponse ».

Il y a un an, l’équipe effectue une première résidence à Coventry, au Warwick Arts Centre qui est en fait leur première rencontre physique. « J’ai été surprise par la connexion qui s’est faite entre nos mots et la musique d’Eric G. Foy, basée sur des enregistrements de la vie de tous les jours. C’était très fort, très émouvant. Ça ajoute une dimension aux mots et aux mouvements », se souvient Jennifer. L’expérience britannique était aussi l’occasion de mesurer l’écart de maturité avec le Luxembourg. « C’était très libérateur de voir un autre terrain et d’autres personnes qui se sont déjà emparées de ce sujet et à qui on n’a pas besoin d’expliquer ce qu’est être afro-descendant », ajoute la Luxembourgeoise. Elle note que les créations qui s’intéressent à ces sujets y sont déjà nombreuses : « des barrières ont déjà été poussées, des espaces ont déjà été créés. Ici, c’est encore fébrile. »

Lors de cette résidence, l’équipe a été accompagnée par une thérapeute, qui les suit toujours à distance aujourd’hui, lors des résidences au Trois-CL et à la Kulturfabrik. La réflexion sur la santé mentale, la leur notamment, a été menée tout le long d’un processus qui entend transformer les manières de travailler ensemble. « Je savais qu’on allait déterrer des sentiments, mais surtout pas mal de traumas et qu’un suivi psychologique allait être indispensable. Cette aide était prévue dans notre budget dès le début », souligne Jennifer. Grâce à la présence de cette thérapeute qui a été choisie pour son expérience dans le domaine de l’art, mais aussi parce qu’elle est une femme racisée, le projet a pu avancer plus loin, comme l’explique melissandre : « On savait déjà qu’on se soutenait mutuellement, mais nous ne sommes pas des professionnelles. Elle nous a tenues, comme si on apprenait à nager. » Et ce sont en effet des eaux troubles dans lesquelles elles se jettent. Jennifer abonde : « Je dois régulièrement confirmer que je suis Luxembourgeoise et que je parle luxembourgeois. C’est un racisme intériorisé dont je veux me débarrasser couche par couche, pour trouver une part de moi qui est intouchée. C’est comme m’arracher la peau. »

Cette démarche thérapeutique novatrice pourrait être utile à d’autres artistes. « La notion de care dans le processus de création prend de plus en plus de sens : comment faire en sorte que les artistes se sentent bien et que l’institution qui les accueille ait la capacité de répondre à leurs attentes », détaille melissandre. Elle explique que l’implication de care coordinator est de plus en plus courante en Grande-Bretagne pour faire le lien entre les artistes et les institutions. « Il s’agit de travailler sur les attentes, les limites, les peurs, les désirs et d’éviter ainsi le sentiment de trahison ou d’abandon. Cela permet aussi plus de compassion et de compréhension. »

Un soin que Papaya veut aussi apporter à son public en intégrant des personnes qui se sentent généralement exclues des lieux de culture et en offrant une collation à la fin du spectacle. « Notre souhait est de voir un public afro-descendant qui se sente concerné et qui se pose des questions sur la déconstruction. J’espère qu’on touchera un public diversifié, pas seulement des gens qui vont régulièrement au théâtre », conclut Jennifer.

Papaya est à voir ce vendredi et ce samedi
à 20h à la Kulturfabrik

France Clarinval
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