Statut d'artiste

Work in progress

d'Lëtzebuerger Land du 18.01.2001

Les artistes sont réticents. Wait and see semble être leur devise. Au ministère de la Culture, on est déçu : l'année dernière, seules 29 personnes ont rempli un dossier pour demander officiellement le statut d'artiste ; 17 se sont vues octroyer ce statut par la ministre, sur recommandation de la commission consultative en charge d'examiner et d'aviser les dossiers de demande. Trois personnes ont reçu une réponse négative, les autres neuf cas sont soit en suspens, soit toujours à l'étude.

Il faut dire que les choses ont beaucoup traîné : Adoptée par un tour de force avant la fin de la dernière législature, contre vents et marées - contre les oppositions virulentes du Conseil d'État par exemple et les mises en garde des milieux professionnels comme le syndicat OAG-L et les organisations patronales Ulpa (producteurs audiovisuels) et FLTP (fédération des théâtres professionnels) --, la loi datée du 30 juillet 1999 est entrée en vigueur en novembre de cette année-là. 

Mais les règlements grands-ducaux définissant la composition des dossiers à remplir par les artistes ou les nominations des membres de la commission consultative se sont faits attendre jusqu'au début de l'année 2000. Le 15 mars de l'année der-nière, la ministre Erna Hennicot-Schoepges (PCS) parla de « l'aboutissement d'un très long chemin » en présentant officiellement les modalités à suivre pour profiter du statut. Et de souligner l'importance de cette loi, « parce que nous n'excluons plus les artistes du tissu des droits sociaux. »

Or, après la première curiosité, les artistes intéressés s'impatientèrent bien vite : le dossier semblait fastidieux à remplir - beaucoup se demandent pourquoi il faut par exemple trois lettres de recommandations, alors que la scène nationale est très facilement contrôlable, mais le ministère invoque l'égalité des chances - et surtout, une fois les dossiers complétés, il fallait encore plusieurs mois avant que la commission consultative se réunisse une première fois. Elle est composée paritairement de fonctionnaires (quatre du ministère de la Culture, deux du Travail) et de professionnels représentant les intermittents, les indépendants et les entreprises de spectacles. Depuis la première réunion en août 2000, elles furent mensuelles. 

Josée Kirps, attachée de gouvernement au ministère de la Culture et présidente de la commission consultative, se dit très satisfaite de la bonne collaboration entre fonctionnaires et gens du milieu, estime même que ces derniers sont souvent plus critiques que les fonctionnaires dans l'analyse des dossiers.

Par contre, Patrick Sanavia, juriste au ministère et membre de la commission, est déçu du peu d'échos que la loi a eu. Surtout dans le domaine des intermittents du spectacle, où quelques rares carnets de travail seulement ont été demandés. Ces carnets sont la preuve pour l'intermittent du spectacle du travail effectué auprès d'un employeur et il sert de base pour le calcul des indemnités de chômage. Après au moins quatre mois de travail effectué en une année, l'intermittent aura droit à 80 pour cent de la moyenne de ses revenus et est exempt de commission d'office. Jusqu'à aujourd'hui, aucun carnet n'a encore été renvoyé ; il est vrai qu'il ne le sera que lorsque l'intermittent en question se retrouve sans contrat, après au moins quatre mois d'exercice. 

Pour Christian Kmiotek, représentant de la FLTP et vice-président de la commission, le manque d'enthousiasme pour ce statut n'étonne guère ; déjà en octobre 1998, la FLTP et l'Ulpa avaient mis en garde devant l'explosion des coûts qu'engendrerait le payement obligatoire des charges patronales. « Surtout pour les petites maisons de production, cela deviendrait prohibitif, » affirme-t-il. Hormis les théâtres communaux (Capucins, Esch...), les petites maisons fort actives travaillent avec des gages forfaitaires, à l'acteur de se débrouiller. Une professionnalisation des conditions de travail ne pourrait fonctionner qu'en allant de pair avec une augmentation sensible des subventions publiques. 

Voilà une première spécificité du secteur qui a été oubliée dans l'élaboration de la loi : sur le marché très restreint qu'est le Luxembourg, sans aucune troupe fixe, les acteurs, techniciens et autres intermittents du spectacle sont dans une situation extrêmement concurrentielle et le métier s'est incroyablement individualisé. Les rares acteurs et actrices par exemple qui essaient de vivre de leur métier et auraient besoin de négocier leur contrat selon les droits qui leur sont en principe assurés, se retrouvent en concurrence avec des semi-professionnels et des amateurs qui ont un premier emploi rémunéré leur assurant la gamme complète des droits sociaux et n'auront donc guère de revendications urgentes dans ce domaine. Résultat des courses : tous les acteurs et même les intermittents du spectacle sont restés indépendants, assurés à leur compte en tant que travailleurs intellectuels indépendants aux assurances sociales.

« Bien sûr que la loi est perfectible, » explique Patrick Sanavia, il est même expressément prévu qu'après deux ans, sa portée et ses lacunes soient réexaminés (ce serait donc en mai de cette année), « mais pour cela, il nous faut de l'expérience. » Les revendications et remarques des protagonistes leur fourniraient des arguments pour améliorer les textes estime-t-il. Il est vrai aussi que les dernières questions ne sont pas clarifiées, comme par exemple le type de contrat que les producteurs de spectacles devraient assurer aux intermittents ; une réunion au ministère du Travail aujourd'hui même servira aussi à clarifier ce point.

« Je trouve qu'il est déjà extrêmement positif qu'un tel statut ait été créé ! » Sascha Ley se montre optimiste. Néanmoins, la chanteuse et actrice n'a pas choisi le statut d'intermittent, mais celui de l'artiste indépendant, qui lui a semblé plus intéressant. Elle a reçu la réponse positive en décembre. Dans le milieu, elle fait encore figure d'exception, elle a été la seule actrice à demander le statut, ses pairs se moquent d'autant de talent d'organisation. « Je paie mes impôts et autres redevances, pourquoi est-ce que je n'aurais pas les mêmes droits ? » leur réplique-t-elle.

Le principal avantage du statut d'artiste indépendant est l'aide sociale : l'artiste disposant d'un diplôme de formation professionnelle ou de trois ans d'expérience (un an durant la période transitoire actuelle) pourra faire une demande d'aide sociale lorsque son revenu d'un mois est inférieur au salaire social minimum (SSM). Cette aide sociale comble le revenu du mois jusqu'au SSM, mais ne peut dépasser la moitié, soit 25 000 francs. Ce n'est pas le grand jack-pot, mais au moins, cette somme permet à l'artiste de rester assuré en payant la cotisation sociale minimale de 12 000 francs. 

Cette aide doit être demandée mensuellement, en cas de besoin - ce qui implique à nouveau quelques paperasses - et ce au maximum 24 fois. L'argent provient du Fonds social culturel, créé par la même loi et doté par l'État. L'année dernière et cette année, le budget de l'État prévoit 24 789 euros pour ce poste, soit un million de francs. Ce qui suffirait pour payer quarante mois d'aide sociale maximale. Toutefois, ce crédit n'est pas limitatif. La majorité de demandes du statut proviennent des arts plastiques (douze personnes), puis de la musique (quatre), de la photographie (trois), des métiers d'art et de l'audiovisuel (deux). 

Comme pour toutes les questions sociales, le législateur - à la Chambre, le PDL fut presque aussi virulent que le Conseil d'État - avait peur de son propre courage. La crainte de « l'abus » hantait les esprits. Voilà pourquoi on demande par exemple une « période de stage » de trois ans à l'artiste qui n'a pas de diplôme professionnel, trois ans durant lesquels il doit gratter le mastic des fenêtres pour prouver qu'il veut vraiment faire ce métier en indépendant, qu'il sait vraiment peindre, dessiner, écrire ou filmer. La Künstlersozialkasse (KSK) allemande, système de redistribution autrement plus performant comptant quelque 110 000 assurés, et dans laquelle les organisateurs de spectacles et utilisateurs de créations artistiques sont tenus à cotiser, estime par exemple que : « Berufs-anfänger haben im künstlerischen und publizistischen Bereich oft eine schwere Anlaufphase zu überwinden und sind deshalb besonders schutzbedürftig. » La KSK leur aide à cotiser le minimum. 

Patrick Sanavia se défend : « Le statut de l'artiste est accordé selon le mérite, il faut donc un certain temps pour constater si la personne en question est prête et apte à vivre de son art. Nous ne voulons en aucun cas créer une caste d'artistes 'officiels' ou 'd'État'. » Pour cela, entre autres, la commission ne jugera pas la qualité du travail d'un artiste, mais seulement son sérieux. « Il faut avant tout que la personne ne vive que de cela, » estime Christian Kmiotek. Toutefois, 90 journées de travail dans un autre métier sont permis. 

Ainsi, la majorité des musiciens, par exemple - interprètes ou auteurs  - ne peuvent profiter du statut parce qu'ils sont soit employés auprès d'un seul patron (comme l'OPL) ou gagnent leur vie principalement en tant qu'enseignant au Conservatoire. D'ailleurs on se rappellera toujours que le Conseil d'État avait proposé que les plasticiens fassent de même, que s'ils ne pouvaient vivre de leurs ventes et commandes, ils n'avaient qu'à rejoindre l'enseignement.

Au-delà des deux chapitres concernant le statut de l'artiste indépendant ou intermittent, cette loi fourre-tout de juillet 1999 comporte aussi un troisième volet, restructurant le système des bourses. Ce système d'aides financières directes doit permettre à un artiste qui travaille sur un projet artistique concret de se consacrer exclusivement à ce projet. Ainsi, les demandes de bourses sont désormais jugées par la même commission consultative qui examine avant tout le sérieux et la viabilité du projet en question. 

Une telle bourse d'aide à la création est payée en mensualités de 45 000 francs, jusqu'à huit mois de suite. L'année dernière, vingt demandes furent déposées (dont douze en arts plastiques) ; 17 bourses furent accordées. Le poste budgétaire prévoit 161 131 euros pour cette année, soit quelque 6,5 millions de francs. Mais là encore, il y a ceux qui savent comment s'y prendre et demandent cet argent et ceux qui le leur reprochent au lieu de faire de même.

Les réticences du milieu semblent encore insurmontables. La réelle professionnalisation, qui va de pair avec cette incroyable dynamique qu'on observe dans tous les domaines artistiques au Luxembourg, ne se fera réellement que lorsque les acteurs de la scène eux-mêmes prendront conscience de leurs droits. Une sculptrice n'est pas obligée de s'assurer par le biais de son mari banquier, elle a le droit de l'être individuellement ; un décorateur n'a pas à avoir honte si, en absence de contrat durant quelques mois, il a recours aux revenus minima que la loi lui accorde. Un écrivain qui peut se consacrer entièrement à son texte au lieu de devoir faire le serveur ou le VRP pour survivre, aura l'esprit libre et pourra améliorer son travail.

Même si les organisations syndicales des artistes se sont quasiment éteintes, seule l'union fait la force, seules des revendications et critiques massives et ouvertes permettront de retravailler cette loi qui restera, malgré toutes les imperfections, un premier pas vers une reconnaissance officielle d'un métier difficile. Elle aura toujours au moins le mérite d'exister.

josée hansen
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