Festival de Cannes

Si tu y vas, va en paix

d'Lëtzebuerger Land du 31.05.2019

La 72e édition du festival de Cannes s’est clôturé le 25 mai avec un palmarès truffé de symboles. Parasite de Bong Joon-Ho a remporté la Palme d’or avec une comédie dramatique pimentée d’éléments de thriller. Ayant cru d’abord avoir fait un film à l’humour sud-coréen qui serait trop local pour s’exporter à l’international, Bong Joon-Ho a fait rire l’ensemble de la Croisette. C’est le seul film de la compétition qui a pu déclencher une émotion aussi forte et nécessaire.

Parasite raconte l’histoire d’une famille au chômage, dont le fils va commencer à donner des cours d’appui à la fille de la famille Park, qui habite une demeure d’architecte spacieuse et stérile. Peu à peu, il va tomber amoureux d’elle, et réussit par le même biais à trouver un emploi à sa sœur Ki-jung au sein de cette famille. Embauchée par Madame Tak afin de donner des cours d’éducation artistique à son garçon, Ki-jung est la seule qui arrive à discipliner le petit génie rebelle. En parasitant la famille Tak, l’ensemble de la famille Ki-taek passe peu à peu au plein emploi. Que ces deux classes sociales que rien n’allie rentrent dans un dialogue teinté d’un humour sarcastique qui permet au spectateur de rire de la classe qu’il ne connaît pas, constitue la magie de cette recette sud-coréenne qui trouve ses ingrédients universels du côté de la bande dessinée. L’alliage tourne au vinaigre à partir du moment où une lutte pour la survie prend le dessus, ce qui emmène le patriarche de la famille Ki-taek à un acte violent. Une incursion dans le cinéma de genre suffisamment appuyée permet au spectateur de prendre le recul divertissant nécessaire qui lui rappelle qu’il assiste à une projection, et d’en tirer ses propres conclusions.

Amplement méritée, cette Palme d’or ne va pas de soi. Le festival de Cannes n’est pas réputé pour primer ce genre populaire, qui trouve son public facilement dans les nombreux multiplexes face auxquels les festivals internationaux aux regards singuliers sont l’allié nécessaire. C’est un symbole fort si un pan de notre culture estime être arrivé au point charnier où le besoin d’un rire sarcastique devient urgent. La lutte des classes, le leitmotiv de la compétition, qui est également inhérent au film Parasite, prépare à ce rire. Le fossé grandissant entre une classe ouvrière et une classe dirigeante s’accentue au rythme de la digitalisation par la nature de leurs travaux complémentaires, qui impliquent le danger latent de conduire à des sociétés parallèles. Les cinéastes de la compétition s’intéressent pour la plupart d’entre eux à la dialectique qu’entretiennent les plus démunis avec ceux qui dirigent.

Les Misérables de Victor Hugo, un roman dans lequel est dépeint la vie du prisonnier Jean Valjean a été le point de départ de l’œuvre éponyme de Ladj Ly, qui montre une réalité sociale complexe à Montfermeil, à Seine Saint-Denis. Une banlieue dans laquelle Ly a grandi et qu’il connaît comme sa poche. Il invite le spectateur à découvrir cette réalité à travers le regard d’un policier fraîchement muté dans la brigade anticriminelle de la région, où il tombe sur deux collègues pour lesquels la violence quotidienne est devenue la norme. Un duel final entre Stéphane, ce policier aux valeurs intègres, et le jeune Issa, sur lequel la violence des adultes a fini par déteindre, révèle que le besoin de protéger les plus fragiles de cette banlieue devient une mission impossible.

Bacurau, une coproduction franco-brésilienne dont la gestation a duré une dizaine d’années, et avec lequel Les Misérables se partage le prix du jury ex-aequo, complète ce tableau où le recours à la violence devient la dernière solution envisageable. Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles ont l’intelligence de mélanger une fiction aux accents ethnographiques à l’univers des films de science-fiction des années 70 de John Carpenter, pour virer dans le dernier tiers vers le western spaghetti de Sergio Leone. Une incursion dans le cinéma de genre qu’ils revendiquent pour aborder par ricochets une injustice inouïe qu’un groupe de touristes chasseurs, mené par l’acteur Udo Kier, font subir à une communauté de villageois du sertão. Décédée après un règne pacifique, la disparition de la matriarche de Bacurau va de pair avec la disparition de leur village. A la manière du capoiera, cet art martial afro-brésilien qui mélange des techniques de combat et des danses des peuples africains du temps de l’esclavage, les deux réalisateurs s’emparent d’une forme en apparence ludique pour parler de Thanatos. Les soucoupes volantes en papier mâché s’avèrent être des drones déployés par les touristes pour surveiller les moindres mouvements des villageois, et témoignent du point de vue complexe de cette forme qui n’épouse jamais unilatéralement le point de vue des victimes, afin de mieux pouvoir dénoncer le système d’oppression mis en place par leurs bourreaux. Dans le film d’ouverture The Dead Don’t Die, les zombies carnivores de Jim Jarmusch ont annoncé la couleur de la thématique du festival avec un second degré plutôt inoffensif, alors que Bacurau s’empare de ce ton comique avec une part de résignation que seule la poésie arrive à accoucher. Cette poésie inquiétante dresse un état des lieux de la montée de l’extrême droite, qui ronge le Brésil à la fois de l’extérieur et, depuis l’ascension de Jair Bolsonaro au pouvoir, également de l’intérieur.

Couronné du Grand prix, Mati Diop est la première réalisatrice franco-sénégalaise à remporter une distinction à Cannes avec son film Atlantique, dans lequel un groupe de femmes à l’apparence fantomatique hante un promoteur d’un gratte-ciel à Dakar. Depuis des mois, il a négligé de payer les salaires de leurs maris, qui se sont contraints de choisir l’exil pour continuer à nourrir l’espoir d’une vie meilleure en Europe. Diop fait un pas de plus en proposant, au-delà de ce portrait d’une menace fantomatique, un récit intime. Ada, une jeune femme est promise à Omar, alors que son cœur bat pour Souleiman, un des ouvriers du chantier. Elle choisit de suivre ses sentiments plutôt que le confort, ce qui a le mérite de briser la chaîne d’une vie mensongère orientée exclusivement vers un enrichissement matériel aveuglant, et arrive ainsi à sortir du joug du mariage forcé, une tradition locale qui n’a plus de raison d’être.

Le seul autre film qui propose l’amour comme point de fuite est Sorry, We Missed You du cinéaste britannique Ken Loach. A l’aune d’un Brexit de plus en plus probable, Loach raconte l’histoire de Ricky Turner, un père de famille qui se bat pour un nouvel emploi. Par un amour envers sa famille et un amour-propre sain, il cherche à soulager sa femme Abby dans son travail d’aide-soignante. Pour franchir ce cap sur un plan financier, elle doit vendre sa voiture avec laquelle elle s’est rendue au travail, ce qui met en péril leur équilibre familial. Avec cet argent, Ricky s’achète une camionnette avec laquelle il va effectuer des livraisons au sein d’une entreprise de la vague du numérique censée donner plus d’autonomie aux individus. Les conditions de travail ne cessent de durcir, ce qui emmène Ricky dans un cul-de-sac, où il doit choisir entre la fidélité à son nouveau travail pour remplir les objectifs requis, et la fidélité à sa famille qui est sur le point de péricliter. Agissant avant tout pour pouvoir mener une vie digne, Ricky est un personnage qui a la rage de vivre et qui ne se laisse jamais freiner. Ce film plein d’humanité repart bredouille du palmarès alors qu’il aurait mérité l’attention du jury.

Avec Le jeune Ahmed, les frères Dardenne décrochent le prix de la mise en scène et complètent les rangs des cinéastes qui ont la clairvoyance nécessaire d’orienter notre regard vers un futur désirable, plutôt que de de dépeindre l’état de fait d’une société qui recourt à la violence, et ainsi à sa perte. Pendant une heure et demie, ils nous invitent à suivre de près un garçon de douze ans aveuglé par l’islam. Taraudé entre une idéologie religieuse erronée que lui inculque son imam extrémiste, et les valeurs démocratiques enseignées par son enseignante, il s’enfonce dans un premier temps dans une idée du Coran qui l’emmène à vouloir commettre l’acte irréparable en tuant son enseignante avec un couteau de cuisine. Ce n’est qu’une réinsertion qui passe par une confrontation au monde du travail dans une ferme, où il découvre ses premiers émois amoureux avec une fille de son âge, qui l’emmène devant le dilemme nécessaire de choisir entre sa prière quotidienne et un trajet en voiture avec cette fille. Le mérite du film des frères Dardenne est de proposer un récit qui ouvre à leur jeune protagoniste une nouvelle perspective de vie après avoir traversé une émotion libératrice qui tend vers une réconciliation avec une manière de vivre qu’il a considéré tout le long comme impur.

Un apaisement qui se retrouve également dans Le portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, dans lequel une jeune peintre tombe amoureux de son modèle pour peindre un portrait de mariage juste de la promise, et dont l’achèvement implique la rupture tragique de cet amour naissant. Historiquement ancré dans le XVIIIe siècle, cette proposition cinématographique féminine d’un amour homosexuel ne peut toujours pas être vécu de manière libre et consentie dans une France secouée par les manifestations autour du mariage pour tous. En cela, l’érotisme tout en nuances qui émerge grâce à l’amour réel que Céline Sciamma et Adèle Haenel ont partagé, est un pas de plus vers une plus grande tolérance envers la communauté LGBTQ.

La fragilité de cette communauté entretient un lien avec le métier du comédien. Chaque acteur lutte à toute époque pendant des années avant que son travail ne porte des fruits. Le prix d’interprétation masculin aurait dû revenir cette année à Leonardo DiCaprio. Invité par le metteur en scène Quentin Tarantino dans Once Upon a Time…in Hollywood, il a été le seul à avoir eu le courage de porter à nu le paradoxe intime de tout acteur, et de révéler par extension la dualité qui habite tout être humain, ceci à une époque où la pointe de l’iceberg subconscient risque de prendre à nouveau le dessus. Ce prix a été décerné cette année à un comédien jouant un cinéaste, à savoir Antonio Banderas dans le rôle de l’alter ego de son mentor Pedro Almodóvar, avec lequel il a pu faire ses débuts dans les années 80. Banderas a eu la modestie nécessaire de rappeler que le tapis rouge sur lequel il est entré n’est qu’un moment de gloire éphémère qui ne représente en rien la réalité d’un métier où la passion et la discipline sont les maîtres mots. Emily Beecham, une comédienne anglaise extrovertie qui a accepté le défi de se glisser dans la peau du pendant inhibé de Jessica Hausner. La réalisatrice autrichienne est avant tout connue pour ses univers claustrophobes dénués de toute émotion. Ses sujets détiennent pourtant à chaque fois la force unique de sonder les recoins les plus ombrageux de l’âme humaine. Beecham ne s’attendait pas à ce prix a dû faire le trajet de l’Angleterre vers la France la veille de la cérémonie de clôture pour pouvoir recevoir cette distinction.

Un esprit nomade qu’elle partage avec le cinéaste palestinien Elia Suleimann, qui signe avec It Must Be Heaven un film à sketches entre Paris et New York. Suleimann sonde si le monde ne serait pas plus palestinien que les palestiniens. Se libérant progressivement de l’idée de la nécessité d’une patrie, cet homme cosmopolite taiseux campe son propre rôle dans le film, un réalisateur en recherche de financements pour sa prochaine comédie. Au passage, il a des réminiscences d’un mal du pays, un peu comme Tarkovski en Italie ou en Suède, cherchant sa place dans le monde. Ce sentiment crée un détachement qui lui permet d’observer à travers un microscope avec une acuité tendre la nature conflictuelle de l’âme humaine, ainsi que sa manière d’habiter l’espace public des grandes villes. Le cadre est fixe et surplombe une place au milieu de laquelle repose une statue équestre. Trois jeunes passent à toute à l’allure devant la statue, suivis par trois flics synchrones en rollers. Face à ce jeu incessant du couple indissociable du malfaiteur et de son justicier, Suleimann choisit à la fin de son film de contempler plutôt l’entrelacement de corps dansants au sein d’une boîte de nuit, où la hiérarchie s’efface pour laisser la place à une célébration de la vie.

Thierry Besseling
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