Deepfrozen

Trop belle pour toi

d'Lëtzebuerger Land vom 14.09.2006

Les surprises d'abord: les images de Deepfrozen, le nouveau long-métrage d'Andy Bausch, signées Philippe Cordey, sont absolument époustouflantes, d'une qualité et d'une profondeur rarement vues dans un film de Bausch. Où on voit des vignobles automnaux briller de mille nuances de vert-jaune, où des bulles de savon volent devant des murs ocres d'une belle texture, où les portraits en gros plan électrisent par leur contraste d'avant-plan / arrière-plan. Deuxième nouveauté : le film ne joue pas dans le Sud minier du Luxembourg, mais donc à la Moselle, il a été tourné à l'automne dernier à Wellenstein (appelé Weinfelden dans le film), choisi pour son authenticité, et parce que le temps semble s'y être arrêté, selon le réalisateur – on s'attend donc à une série de films dans les autres régions, l'Oesling, le Guddland, l'Ouest... un peu comme les livres touristiques des éditions Binsfeld. Troisième signe distinctif : le film a été tourné en allemand, coproducteurs autrichien et suisse obligent, avec des stars germanophones : Peter Lohmeyer dans le rôle principal de Ronnie Vandella, Lale Yavas dans celui de l'héroïne Zoya et Ingrid Caven, diva, ancienne égérie et épouse de Fassbinder et actuellement muse de Jean-Jacques Schuhl, qui lui a consacré un roman éponyme, dans le rôle de la mère de Ronnie. Mais Andy Bausch tourne régulièrement dans cette langue, surtout des téléfilms et épisodes de séries, comme il vit et travaille aussi en Allemagne, donc ce fait est moins extraordinaire. Les déceptions ensuite : Même avec Deepfrozen, Andy Bausch continue à raconter la même histoire, celle d'hommes frustrés, des perdants de la vie forcément, qui sont seuls, boivent des bières avec leurs meilleurs amis, s'adonnent à des concours d'air guitar et ont peur des femmes. Comme si toute la caravane de ses acteurs fétiches – Thierry van Werveke, Marco Lorenzini, Marc Olinger, André Jung, Fernand Fox et Marja-Leena Junker notamment – avec leurs mythologies et leurs tics, avait juste fait halte dans un autre village, loin d'Esch et de Differdange, pour raconter un autre bout d'histoire dans la même veine que les Troublemaker et autres Club des chômeurs. Mais ne dit-on pas que chaque cinéaste raconte toujours la même histoire et refait toujours le même film. Deepfrozen se veut un peu conte de fée et beaucoup film noir, parce que « c'est un de mes genres préférés, expliqua Andy Bausch dans une interview (Le Quotidien, 08.09.06), Mais pour le faire convenablement, il faut un trop gros budget. Alors y ajouter la comédie permet une certaine légèreté. » Et c'est bien là que le bât blesse : dans le côté comédie, dans un scénario confus et des dialogues, d'une rare bêtise. Comme si Andy Bausch et son acolyte Jean-Louis Schlesser avaient ouvert une bière, écouté les Déckkäpp et noté toutes les blagues et idées qui leur passaient par la tête. C'est gros comme un camion, il y en a trop, les blagues et idées loufoques et absurdes fusent de tous les côtés, parfois on a même l'impression qu'un personnage n'entre en scène que pour placer une vanne – pourquoi cette vendeuse de Tupperware, incarnée par Myriam Muller, qui ne fait aucun sens autre que de se moquer de ce genre de soirées « entre filles » ? – ou qu'un plan est inutilement prolongé juste pour que quelqu'un puisse encore raconter la dernière brève de comptoir un rien grivoise (« Von Samenstau ist noch niemand gestorben » harharhar...). Le film raconte l'histoire de Ronnie Vandella, vendeur de pizzas et autres plats surgelés dans sa propre entreprise Deepfrozen.com. Dans le petit village, « between nowhere and goodbye », où le temps semble s'être arrêté quelque part dans les années 1970, où on n'a même pas de réseau pour son téléphone portable, les hommes sont pompiers et les femmes constamment pompettes, les mecs frustrés ont peur des femmes, qui, elles, se sont un peu trop émancipées et insatiables au lit, au goût des hommes. Le médecin du village est constamment bourré ; le curé, poète à ses heures, imprime des instructions religieuses et autres textes sur du papier toilette ou invente la confession par Internet ; le vieux paysan Fuhlisch danse tout seul dans les vignobles, parce qu'il capte la radio avec l'une de ses dents et a donc pour ainsi dire le premier iPod de la région, dans la bouche... Des deux meilleurs amis de Ronnie, Speck (Marco Lorenzini), le policier, semble avoir regardé un peu trop souvent Miami Vice et se déguise en RayBan quand il joue aux flics, alors que Lars (Thierry van Werveke), rockeur déchu qui habite dans une caravane pourrie, vendeur de dope et de dessous féminins, vit toujours dans son rêve de reprendre sa carrière de musicien – ancien chanteur des Chrome Wizard, il aurait atterri là lors d'un accident d'avion. C'est alors que débarque Zoya, une mystérieuse et trop belle jeune femme, qui se dit groupie – « qui baisent, fument et boivent, mais ne font jamais la vaisselle » – et a une panne de voiture. Elle fait forcément tourner la tête de tous ces mecs coincés, a fortiori à Ronnie, qui lui, ne s'est jamais libéré de l'influence de sa Mammi, ancienne hôtesse de l'air et mauvaise mère (pathétique Ingrid Caven). Zoya choisit Ronnie, alors encore puceau, ils sortent ensemble, se fiancent même et projettent de se marier, mais très vite, tous les hommes au passage du couple meurent d'une mort mystérieuse : Zoya l'ensorceleuse, celle qui cache son passé – elle aurait été liée à un gros maquereau de l'industrie du disque – serait-elle une veuve noire, une meurtrière sans scrupules ? Le fort d'Andy Bausch, c'est la tendresse qu'il porte à ses personnages, qui incarnent tous son univers plein de nostalgie, un rien passéiste marqué par le rock des années 1960/1970 – Ronnie aime la musique disco, se déchaîne tout seul dans sa chambre à coucher en écoutant son juke-box ; quand il était gamin, il était honteux car tous les copains n'en avaient que pour le heavy metal – et un sens de l'amitié très poussé. Dans son univers, on est modeste et un peu coincé, mais généreux et solidaire. On y rêve de la grande évasion, mais on ne quitte jamais ne serait-ce que le village. Tout cela est touchant, Peter Lohmeyer et Lale Yavas sont excellents, font passer une émotion par un regard, une posture. Mais le film souffre de ce trop-plein, du fait que personne ne semble avoir coupé des passages et des personnages parasites dans le scénario (pourquoi le psy doit-il en plus fricoter avec des infirmières ?, cela n'apporte rien au récit ; pourquoi cette élection d'une miss locale, alors que rien ne s'y passe pour faire avancer l'histoire ?). Alors il y a des longueurs, parfois, Deepfrozen semble interminable, le rythme et l'histoire se perdent dans les méandres des actions secondaires et la confusion la plus totale. Élaguer est une vertu.

Deepfrozen d'Andy Bausch, avec Peter Lohmeyer, Lale Yavas, Ingrid Caven, Thierry van Werveke, Marco Lorenzini, André Jung, Hannes Hellmann, Marc Olinger, Fernand Fox, Myriam Muller et Sascha Ley, est produit par Nicolas Steil / Iris Productions et distribué par Paul Thiltges ; coproduit par Carac Film, Suisse, et Wega Filmproduktion, Autriche. Il dure 92 minutes et est à l'affiche à Utopolis ainsi qu'à l'Ariston à Esch et à Troisvierges; www.deepfrozen.lu.

 

josée hansen
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