Après Pisa II : Entretien avec Jürgen Baumert, directeur du Max-Planck-Institut für Bildungsforschung

Il n'y a pas de voie royale

d'Lëtzebuerger Land vom 03.02.2005

d'Lëtzebuerger Land: Après Pisa II et sa deuxième onde de choc, le Grand-Duché commence à chercher les raisons de la débâcle. Vous avez été invités par le parlement luxembourgeois pour donner votre lecture des résultats. Même s'il a été meilleur que dans la première étude de 2000, le score luxembourgeois reste médiocre.

Jürgen Baumert: Oui, mais le pays a semé le Mexique, c'est toujours ça de gagné. En Allemagne, nous connaissons une situation similaire : d'abord, les performances sont en dessous de la moyenne – ou au mieux identiques – à tous les niveaux. L'écart par rapport aux pays en tête comme la Suède, le Canada ou la Finlande est énorme. C'est inadmissible pour un pays situé au cœur de l'Europe. Ensuite, la disparité entre les faibles résultats et les bons scores se situe à la moyenne des pays, ce qui n'est pas mal pour le Luxembourg. En Allemagne, c'est pire. La troisième conclusion est l'étroite relation entre l'origine des élèves et leurs performances. À première vue, le Luxembourg se situe là aussi dans la moyenne. Mais après une analyse plus poussée, il faut se rendre compte que le système scolaire du Luxembourg génère les injustices sociales les plus importantes de tous les États membres de l'OCDE1. C'est pire qu'en Allemagne et ça m'a stupéfait.

Quelle en est l'origine??L'analyse détaillée montre les voies qui entraînent cette situation. D'abord, la profession des parents joue un rôle important. Ensuite, l'environnement social du jeune : les différences subtiles dans les familles, le capital social et culturel de chaque individu, le fait de connaître les bonnes personnes, de recevoir le coup de pouce approprié. Le troisième point est le statut de migration – il joue certainement un rôle énorme au Luxembourg, davantage que le statut social.

Est-ce une fatalité?

Non, mais c'est difficile de changer la donne. Il y a des exemples où ça a fonctionné. La France connaît aussi une importante immigration, mais au-delà des désavantages basés sur l'appartenance sociale, il n'y en a pas d'autres. Cela signifie que la France connaît bien différentes couches, mais il n'y a pas de malus supplémentaire pour les immigrés, ce qui est différent au Luxembourg.

C'est aussi une question de mentalité. L'enseignement luxembourgeois reste attaché à son fonctionnement et préfère ne pas s'adapter aux nouveaux venus par crainte d'un nivellement vers le bas.

Il existe des exemples où une adaptation du niveau n'est pas nécessaire. Les pays à succès comme le Canada, la Finlande ou le Japon connaissent le moins de disparités sociales. Il est possible d'associer les deux aspects : le fait d'égaliser les performances et les différences sociales n'est pas en contradiction avec l'obtention de résultats de pointe. C'est une légende.Et ça pourrait fonctionner au Luxembourg?? Oui, mais ce n'est pas simple à faire. Parce que le Luxembourg connaît un autre phénomène aggravant : la répartition des élèves en trois formes d'enseignement secondaire : classique, technique et le régime préparatoire. Il ne le fait pas aussi tôt que l'Allemagne, mais cette répartition renforce les disparités sociales.Cette conclusion ressort très clairement de l'étude Pisa II. Est-ce que la solution signifie qu'il faut séparer les élèves plus tard qu'après six ans d'enseignement primaire?? Une répartition progressive a ses avantages, à condition que les enseignants soutiennent cette démarche. Un autre problème que connaît le Luxembourg se situe au niveau du régime préparatoire.Qui risque de devenir une voie de garage pour certains élèves… Les élèves y sont aussi faibles que ceux des établissements scolaires pour enfants handicapés ou inadaptés dans d'autres pays (Sonderschule). C'est un réel problème au Luxembourg qui mène les élèves du secondaire sur une voie de garage, ce qui renforce encore les disparités sociales.Quelle est l'importance de la motivation? L'étude Pisa a aussi montré que le climat n'est pas réjouissant dans les milieux scolaires grand-ducaux. La ministre Mady Delvaux compte miser sur la motivation. Est-ce un slogan ou est-ce que c'est la clé du succès? À mon avis, la création d'une école dans laquelle tout le monde se sent à l'aise, aime s'y rendre pour apprendre des choses est une fin en soi. Il faut savoir que les jeunes y passent 15 000 heures de leur vie et il y a de multiples raisons pour lesquelles il faut favoriser un environnement qui aide à développer la curiosité. La motivation a certes un effet positif sur les performances, mais ce n'est pas le remède magique. L'influence sur les résultats n'est pas aussi massive qu'on pourrait le croire. L'enseignement est toujours la pierre angulaire.Le talon d'Achille est le problème des langues. Les élèves reçoivent un enseignement dans une langue différente que leur langue maternelle. C'est aussi une des explications avancées pour les résultats médiocres de l'étude. Comment la situation se présente-t-elle dans les régions où la langue véhiculaire est un dialecte?? La situation y est similaire qu'au Luxembourg, mais pas aussi dramatique. Je pense que la différence entre la langue luxembourgeoise et l'allemand est plus grande qu'entre le bavarois et l'allemand standard par exemple. L'acquisition de la langue écrite y est certes plus difficile et c'est un défi pour l'école que de l'enseigner – l'allemand ou le français – à tel point que les élèves la maîtrisent comme leur langue maternelle. Mais le bilan est mitigé pour les immigrés.Aussi pour les Luxembourgeois. Exact. J'étais surpris que la génération des enfants d'immigrés nés au Luxembourg présentait aussi peu de différences dans ses performances. On reconnaît là un procès d'adaptation marqué. Par contre, les différences sont énormes pour ceux qui arrivent pendant leur scolarisation.Somme toutes, il y a un potentiel d'amélioration. Oui, les conditions sont bonnes et il y a des réussites ponctuelles. Tout dépend de la durée de résidence au Luxembourg. Mais le problème de l'environnement social reste entier.Une des possibilités de réorienter l'enseignement est de se baser sur des standards éducatifs. Au Luxembourg, l'idée fait son chemin, mais il n'y a encore rien de concret. L'Allemagne s'est lancée sur cette voie-là en créant l'Institut für Qualitätsentwicklung im Bildungswesen. Quelles en sont les principes ??Olaf Köller: La discussion a été reprise après Pisa 2000, elle avait été lancée dans les années 90. L'idée est de se concentrer moins sur les programmes d'enseignement et de se tourner plutôt vers un système orienté vers les résultats, l'output, des méthodes d'enseigner. Il s'agit de définir ce dont les élèves doivent être capables lorsqu'ils ont atteint un certain degré dans un certain nombre de matières-clés comme la langue maternelle, les mathématiques, les sciences naturelles ou encore la première langue étrangère. Nous nous sommes d'abord concentrés sur l'enseignement secondaire, ensuite, nous avons ajouté aussi l'enseignement primaire pour définir ce dont les enfants devaient être capables à la fin de l'école primaire. La nouvelle méthode présente l'avantage de pouvoir se défaire de contenus de programmes pour se concentrer sur le développement de compétences. Mais nous devons reconnaître qu'en Allemagne non plus, la discussion sur les standards d'éducation n'est pas encore finalisée. Les esquisses d'attentes de résultats que nous avons pour l'heure devront être complétées au fur et à mesure.Y a-t-il des exemples concrets?? C'est la tâche que je suis en train d'effectuer: la préparation d'exercices concrets avec lesquels nous pouvons nous rendre sur le terrain et tester si les élèves, qui ont atteint la première étape de l'enseignement secondaire par exemple, répondent à ces attentes fixées par les standards.Quelle est la réaction des enseignants? Ces standards signifient tout de même un revirement fondamental de leur manière d'enseigner. En ce moment, les enseignants ne sont pas encore tout à fait informés. Nous essayons d'obtenir leur soutien en expliquant que les standards éducatifs sont compatibles avec les méthodes traditionnelles d'enseignement. Nous ne proposons pas un renversement mais un complément à la formation. Il s'agit de fournir une direction, une feuille de route, mais aussi du matériel d'enseignement. À ce moment-là, ce sera plus facile d'expliquer de quoi il s'agira. Mais il y a toujours une incertitude ambiante. D'un autre côté, ces tests de performances sont à l'origine du soupçon que nous voulons contrôler des établissements, ce qui est un malentendu. Il faut se rendre compte qu'il s'agit d'une opportunité pour les enseignants : ils ont plus de liberté pour exercer leur métier à cause de cette orientation aux résultats. Cette manière de fonctionner entraîne aussi une plus grande coopération entre collègues et la possibilité de coordonner les matières.Jürgen Baumert: C'est la première fois qu'une telle initiative a eu lieu au niveau du pays entier, donc au-delà des frontières des Länder qui ont l'enseignement dans leur compétence. Nous assistons à une petite révolution culturelle!C'est que le choc Pisa a dû être très dur, non?? Oui, il s'agit d'un revirement total de la philosophie suite à une pression énorme. L'engagement financier et politique est impressionnant – il couvre une période de dix ans, donc bien plus qu'une seule période législative. Si l'on considère les spécificités luxembourgeoises, est-ce que les standards éducatifs pourront aider à pallier les lacunes du système?? Je pense que tous les pays qui ont réussi ont parcouru ce chemin-là. C'est un des résultats de l'étude Pisa. Ces pays donnent la marche à suivre et permettent d'accorder plus de responsabilités aux écoles en tant qu'unités autonomes. Parallèlement, l'État est chargé des contrôles par les méthodes de vérification centralisées. Et ça m'a tout l'air de fonctionner si l'on considère la mobilisation en Suède, en Grande-Bretagne, au Canada, en Australie ou en Nouvelle-Zélande et dans une moindre mesure en France. Olaf Köller: Ces exemples montrent aussi que les enseignants se sont professionnalisés davantage.Jürgen Baumert: Les solutions pour le Luxembourg doivent être taillées sur mesure selon les spécificités locales. Les écoles doivent pouvoir avoir la responsabilité de définir leurs objectifs et la liberté de fixer les mesures adéquates. Mais cela ne suffit pas. Il faut des programmes supplémentaires pour les enfants immigrés, un soutien à temps, ponctuel, éventuellement les après-midi. Le lycée à journée continue qui est discuté en ce moment à Luxembourg peut en être un élément aidant, mais ce n'est pas une voie royale. Il faut que ce projet soit réalisé d'une manière intelligente, fournisse un bon diagnostic avec des aides éducatives pour favoriser l'intégration.L'enseignement n'est donc pas à réinventer. J'ai l'impression que dans ce secteur-là en particulier, on manque de fantaisie. Pour vous citer un exemple : nous avions réalisé une expérience lors d'un camp d'été de trois semaines pour vérifier quels étaient les effets sur l'apprentissage lors d'une prise en charge pendant des journées entières. Nous avions axé les activités sur le théâtre avec l'accent sur l'apprentissage des langues de deux heures par jour. Les résultats ont été positifs. Si l'on souhaite une intégration, il faut aussi se servir du temps libre. Cette idée peut facilement être adaptée et généralisée. On pourrait même employer des étudiants en pédagogie ou qui veulent devenir des enseignants pour s'occuper de projets à part. Ces activités pratiques pourraient même faire partie de leur formation.  Combien de temps faut-il compter pour voir des effets notables?? Il faudra être patient. Les pays qui se retrouvent aujourd'hui à la pointe du progrès ont œuvré systématiquement pendant dix à quinze ans avant d'obtenir des résultats concrets. Il faut donc de la patience et savoir manier une multitude d'instruments différents. Il n'existe pas de voie royale. 1 Organisation de coopération et de développement économiques

 

 

anne heniqui
© 2023 d’Lëtzebuerger Land