Après Vitry-sur-Seine, Charleroi pour Brognon et Rollin, là où ils ont travaillé de façon exemplaire avec des ouvriers licenciés

Ouvriers, artistes, même dessein

d'Lëtzebuerger Land du 26.11.2021

Le titre de l’exposition coproduite par le Mac-Val, de Vitry-sur-Seine, et le BPS22, de Charleroi, est emprunté à Borges, à un texte sur le temps, son écoulement, son ressenti : L’Avant-dernière version de la réalité, dit-il. Eh bien, on en est maintenant, jusqu’au 9 janvier 2022, à la deuxième version, à la dernière de l’exposition. Et l’on sait qu’une exposition, c’est bien plus qu’une addition, une somme d’œuvres (qui d’ailleurs peuvent changer entretemps). Il y a le lieu qui joue, qui fait que notre perception n’est pas exactement la même. À Vitry, on était dans une grande salle, comme un quartier de ville, avec des chemins qui se croisaient, autour d’une grande sculpture (on y reviendra). À Charleroi, le parcours est davantage dicté au visiteur, toujours dans une pénombre d’où les œuvres ressortent.

Pas question de refaire maintenant le tour en entier pour les lecteurs qui auront retenu que les œuvres de notre duo d’artistes David Brognon et Stéphanie Rollin sont chargées, pour reprendre les mots du directeur du Musée d’art de la Province de Hainaut, « d’une grande profondeur conceptuelle et d’une intense force émotionnelle ». En relation avec les marges de la société, face à face toujours avec le temps, die Zeit ist ein sonderbar Ding, omniprésent, moins commun, de la chute libre de Felix Baumgartner dépassant le mur du son au laps donné aux pilotes pour décider de s’éjecter de leur engin.

Pour le visiteur de Charleroi, pas de danger, bien qu’il y ait des escaliers à monter. Une fois en haut de la mezzanine, il découvre un immense néon, bien plus grand que celui du parking de Hollerich, pas moins de vingt-sept mètres, suspendu en l’air, bon présage peut-être, c’est une ligne de cœur (à côté des lignes de vie). Elle témoigne de la vie amoureuse d’une personne, brisée, elle laisse prévoir des ruptures. Le visiteur se retourne, au mur, des horloges, d’un même type, toutes arrêtées à 8h50. C’était l’heure, tel jour de septembre 2016, où la nouvelle de la fermeture de l’usine Caterpillar, à Gosselies, tomba. Plus de 2 000 licenciés, sans compter les sous-traitants. Dans une région déjà passablement affectée.

Un groupe d’ouvriers veut faire de la résistance, du moins symboliquement, avec une oeuvre d’art, et prévoient un arbre dont les branches porteraient des outils. Cela changera du tout au tout, une fois ces ouvriers mis au contact de Stéphanie Rollin et David Brognon. On se réunit, on discute, on projette, et ils finissent ensemble à concevoir une grande sculpture (la revoici), de six mètres de haut. Elle, non moins symbolique, mais conceptuellement, esthétiquement, d’une tout autre radicalité, minimale et poétique : un tourniquet géant. L’accès au travail, bien sûr, tous les matins, et plus largement, une idée de départ, pour quelque part.

Là, on revient sur ses pas, et un autre sens nous saisit : on est expulsé, au bout de combien d’années de travail, de vie. Le tourniquet, fabriqué par Jean-Pierre Henin, Alain Durieux, Pascal Martens, Emmanuel Di Mattia, Sergio Bruno, il faut tous les nommer, avec les artistes, le voici passé de l’usine au musée où il a été exposé fin 2017, avant d’être une pièce maîtresse à Vitry. L’œuvre s’intitule Résilients, le dictionnaire mentionne une résistance aux chocs. Un livre d’une centaine de pages relate l’aventure peu habituelle. Et nous fait prendre conscience qu’il y a plus que cette sculpture monumentale. Résilients, c’est bien plus en effet, l’œuvre, c’est cette connivence créatrice entre les artistes et les ouvriers de Caterpillar. Le changement qui s’est opéré chez tous au fil de la collaboration. Et tous en témoignent : « Ce tourniquet, c’est une sorte de petite revanche… » (Olivier). Là-dessus, Stéphanie et David de renchérir : « Elle est super belle cette histoire et humainement hors normes ! On a la chance d’avoir rencontré des gens incroyables. »

Lucien Kayser
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