Fiscalité de l’épargne

L’heure des comptes

d'Lëtzebuerger Land du 20.11.2008

Ne surtout pas en dire trop, ni trop tôt. Le gouvernement luxembourgeois n’a pas encore eu le loisir d’affûter les lames. Les autorités se gardent bien de faire des déclarations intempestives sur le sentiment que leur inspire la réforme de la fiscalité de l’épargne dans l’Union européenne. 

Jean-Claude Juncker considérait, jeudi 6 novembre, à l’issue du conseil de gouvernement, la proposition de Bruxelles comme « une bonne base », mais c’est bien le seul commentaire que les journalistes ont pu arracher au Premier ministre, qui se gardait, assurait-il encore, le weekend pour lire le projet de directive dans le détail. Depuis lors, on ne l’a pas entendu publiquement faire l’exégèse du texte.

Ce soin a été laissé au ministre CSV du Trésor et du Budget Luc Frieden, qui fut l’hôte lundi des membres de la commission des Finances de la Chambre des députés. Le ministre s’est voulu rassurant, affirmant que le Luxembourg n’aurait pas grand-chose à perdre au change en procédant aux adaptations de la directive européenne selon les voeux de la Commission. Les conséquences pour la place financière ne seront pas énormes, aurait dit en substance le ministre. Des affirmations plutôt théoriques, pour ne pas dire péremptoires. Lundi, Luc Frieden n’avait pas encore vu les représentants du secteur financier, ni fait étudier à fond la proposition de Bruxelles et ses répercussions au niveau national. Les experts du ministère des Finances doivent encore identifier les produits et structures juridiques qui tomberont sous le couperet de la directive. À l’heure actuelle, de nombreux produits y échappent, ce qui explique le peu de consistance des montants redistribués par le Luxembourg – ainsi que la Suisse qui représentaient à eux deux-tiers de la récolte de la retenue en la source en 2005 et 2006 – aux pays d’origine des  épargnants baladeurs (d’Land, 19 septembre 2008). 

Le ministre a aussi promis de réunir les membres de la commission des Finances et les fonctionnaires qui traitent les dossiers fiscaux européens. « Il y aura un suivi très étroit des discussions », s’engage le député CSV Laurent Mosar. Lui non plus ne se montre pas très disert sur la proposition de Bruxelles : « Je serai réservé aussi longtemps que je ne connaîtrai pas les répercussions du texte ni les entités qui seront concernées », indique-t-il. Il n’est « pas clair » en effet si les sociétésde gestion de patrimoine, Ersatz des holdings 1929 pour les particuliersfortunés, tomberont dans le champ d’application du texte. La Commission entend colmater les brèches de la directive qui permettentaux personnes physiques qui en ont les moyens de passer par desconstructions juridiques « écrans » à l’intérieur ou à l’extérieur de l’UE,et généralement « neutres » fiscalement, pour échapper au prélèvementde l’impôt.

Les mêmes interrogations valent pour les sociétés offshore qui sont utilisées au Luxembourg pour les montages patrimoniaux. Le débat se révèle toutefois un peu spécieux. Les intentions de la Commission européenne ne laissent planer aucune ambiguïté : Bruxelles veut assurer une « meilleure couverture » de la directive et faire en sorte que les banques, qui savent qu’au bout de la chaîne juridique et derrière les « écrans » de fumée comme les trusts et les fondations, se dissimulentdes personnes physiques. Ce n’est pas par hasard si ses experts ontplanché sur une nouvelle définition des structures agissant comme des« agents payeurs à la réception » qui tiendra davantage compte des caractéristiques essentielles plutôt que de la forme des structures juridiques qui servent de faux nez.

La fiscalité de l’épargne n’était qu’un point parmi une foultitude d’autresbrûlots à l’ordre du jour des parlementaires lundi. Le gouvernementavait en effet pas mal de casseroles en même temps sur le feu : le dossier du démantèlement de Fortis, qui dans l’intervalle a trouvé un début de règlement judiciaire, celui encore plus préoccupant de la banqueKaupthing, toujours orpheline d’un repreneur et le secret bancaire, un sujet obsessionnel qui tourne en boucle à presque chacune des réunions de la commission.

« C’est toujours la même discussion, commente Laurent Mosar, et finalement tout le monde est d’accord sur le fait que l’on ne pourra pas éternellement sauver le secret bancaire dans son intégralité ».

Quelle est la fraction de ce secret que les autorités jugeront secourableet quel autre morceau sera à jeter aux orties ? La question n’a pastrouvé de réponse. D’ailleurs, mis à part une certaine frange des assureurs qui semblerait mieux disposée à lâcher du lest sur leur secret professionnel (introduit d’ailleurs seulement en 1993 dans le droit positif), rien ne laisse supposer que les milieux financiers seraient prêts àbrader leur fonds de commerce. 

Quoi qu’il en soit, les auteurs du projet de directive ont totalementocculté la question du secret bancaire en garantissant la coexistenceen Europe des deux systèmes de retenue à la source et d’échange d’informations sur les revenus de l’épargne des non-résidents. Les opérateurs du secteur financier n’en demeurent pas moins inquiets. Ils sont loin de partager la même appréciation de l’impact de la réforme que le ministre Luc Frieden et devraient très bientôt le lui faire savoir.

Ni l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) ni l’Association des compagnies d’assurance (ACA) n’ont pris officiellement position au sujet d’un texte qui devrait induire au minimumd’importants changements administratifs. Ce qui va coûter de l’argentà un moment où le secteur financier n’en a pas beaucoup. Les opérateurs du secteur bancaire voient ainsi d’un oeil méfiant les intentions de Bruxelles pour déterminer les contribuables qui peuvent se cacher derrière des « écrans » : la Commission propose de les identifier à travers la notion de bénéficiaire économique applicable en matière de blanchiment. La méthode ne serait pas aussi simple à appliquer qu’il y paraît à première vue, assure Jean-Jacques Rommes, le directeur de l’ABBL. 

Ses réticences du représentant des banquiers s’appliquent également aux « conditions externes » qui seront exigées par Bruxelles vis-à-vis des pays tiers pour éviter des distorsions de concurrence et une fuite des capitaux avec des destinations qui n’auront pas les mêmes contraintesqu’en Europe. « Tout le monde pense à la Suisse, mais qu’en sera-ilavec le Delaware, qui est un paradis fiscal aux États-Unis, Dubaï ou Hong Kong ? », s’interroge Jean-Jacques Rommes. Il réclame d’ailleurs une « définition des paradis fiscaux », pour mettre fin à toutes les élucubrations dont l’image du Luxembourg souffre en Europe, en dépit des dénégations et des efforts déployés par les autorités luxembourgeoises pour assurer que le Luxembourg n’est pas un paradis fiscal. 

Le secteur financier luxembourgeois a encore bien d’autres argumentsdans son chapeau, parmi lesquels la question du taux de prélèvement surles intérêts de l’épargne pour les pays qui tiennent à conserver le secretbancaire, qui passera de 20 à 35 pour cent d’ici trois ans. « Si le tauxde retenue européen est supérieur aux taux nationaux, il y a discrimination chaque fois qu’un client ouvrira un compte dans un autre pays », assure le directeur de l’ABBL.

Le maintien du secret bancaire sera à ce prix. C’est d’ailleurs la Suisse –qui le pratique au niveau national sur ses épargnants – qui en avait suggéré le niveau à laCommission européenne au début des années 2000. Les clients vont-il en accepter le taux rédhibitoire ? Les banquiersont toutes les craintes que la pilule sera difficile à faire passer. Le gouvernement luxembourgeois va-t-il prendre à son compte cet argument dans le marchandage attendu au cours des prochaines semaines autour de la proposition de directive ? « Si on veut parvenir à un compromis, il faut aller dans ce sens, mais avec un taux viable », souligne encore Jean-Jacques Rommes.

Le secteur financier se dit prêt à lâcher du lest, reconnaissant par exemple qu’il serait illusoire de vouloir le maintien du traitement différencié entre les OPC détenant un passeport européen et les OPC non-coordonnés (699 fonds répertoriés au Luxembourg pour des avoirs nets de plus de 285 milliards d’euros), qui échappent encore pour l’heure à la directive.

Les opérateurs sont toutefois réservés sur la réforme de la « règle des minimi » qui prévoit l’abaissement de 40 à 25 pour cent du seuil des produits à revenu variable (type action) contenus dans les portefeuilles des fonds d’investissement qui seront à l’avenir éligibles au titre de la directive. Si évidemment le texte passe en l’état. Les professionnels de l’assurance n’ont pas encore abattu leurs cartes. Ils sont pourtant concernés par l’élargissement du champ de la directive. Les contrats d’assurance-vie à taux garantis ou en unité de compte qui sont attachés à des fonds obligataires ou monétaires seront frappés par le prélèvement de 20 puis 35 pour cent, pour autant qu’ils auront été souscrits avant le 1er décembre 2008 (il n’y aura pas de clause de rétroactivité, ce qui soulage les assureurs luxembourgeois). Les contrats qui ne bénéficieront pas d’une garantie de capital équivalent à au moins 105 pour cent des primes versées n’y échapperont pas non plus. 

Bruxelles, au moins autant que la crise des marchés financiers, contribuera sans doute à faire renouer les épargnants européens avec les vertusde l’assurance-vie, la vraie.

Véronique Poujol
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