L‘innovation en chiffres

Nombreux angles d‘analyse

d'Lëtzebuerger Land du 19.10.2006

Rares sont ceux qui mettent en doute l’importance des nouvelles connaissances comme vecteur de développement économique. Mais les relations entre l’investissement en recherche et les nouveaux produits et procédés qui s’imposent sur un marché concurrentiel sont complexes et encore mal élucidées. Quelles sont les conditions qui gouvernent le succès du lancement d’un nouveau produit ? 

Le discours un peu simplificateur et passablement missionnaire sous-estime les véritables difficultés auxquelles les créateurs d’entreprises et les porteurs de projets innovateurs doivent faire face. Les échecs et les abandons de projet sont nombreux et rarement admis, même s’il font partie du jeu de destruction créatrice. Dans cet article, nous aimerions rendre le lecteur attentif à quelques aspects mécon-nus : la perte de compétitivité technologique, l’hiatus entre performances économiques et l’activité innovatrice, l’hyper concentration des investissements en recherche et enfin la face cachée de l’innovation dans les services. La moisson de données récoltées grâce aux enquêtes communautaires ouvrent de nombreux angles d’analyse.

Le progrès technologique de l’économie est appréhendé empiriquement par la « productivité totale des facteurs ». Cette notion essentielle dans tout modèle de croissance peut être calculée en première approximation par le « résidu de Solow », une grandeurmise en évidence en défalquant la contribution due à l’accroissement de la quantité des ressources comme le travail et le capital. Depuis 2000, sur base des nouvelles données macro-sectorielles disponibles, elle s’est effondrée et ne reprend que lentement sa progression.

D’autres indicateurs, issus de l’enquête communautaire sur l’innovation (CIS) pour 2002-2003 montrent que 30 pour cent des entreprises ont une activité innovatrice. Précisons à cet endroit la différence essentielle entre R&D et innovation. Selon la terminologie consacrée, la R&D reflète les inputs dans le processus qui peuvent mener à des résultats comme des inventions et, peut-être, après de nombreux essais et erreurs, à des innovations de produit et de processus qui s’imposent sur le marché. L’innovation est donc l’output du processus d’innovation. Souvent les PME n’ont pas de véritable département de recherche et développement spécialisé mais indiquent avoir mis en place de nouveaux procédés ou lancé de nouveaux produits. Ainsi, la moitié des innovations sont-elles réalisées par des entreprises qui n’ont pas de fonction R&D attitrée dans leur organigramme.

Le Bilan Compétitivité de l’Observatoire du même nom (www.odc.lu) livre un tableau spécial d’indicateurs consacrés à l’innovation mis au point dans le cadre d’un projet de recherche avec Luxinnovation. Ces indicateurs font partie du Tableau de Bord Compétitivité élaborés par Luxinnovation avec le CRP-Henri Tudor et le Statec.

Il y a un hiatus entre les performances économiques et l’investissement dans les connaissances au Luxembourg. Nous avons appelé ce divorce le « Juncker paradoxe ». En effet, lors d’une réunion tripartite, le Premier ministre luxembourgeois avait posé la question de savoir pourquoi un pays qui dépense si peu en R&D avait des résultats en termes de PIB/habitant aussi fabuleux.Cette contradiction apparente avait médusé l’auditoire et suscité quelques interrogations.

Ce constat surprenant est confirmé par les chiffres. Premièrement, au niveau macro-économique, l’indice synthétique d’innovation calculé annuellement par la Commission européenne dans son Trendchart est fortement corrélé au PIB/habitant. Cependant, le Luxembourg fait bande à part et forme un cas aberrant au sens statistique. 

Deuxièmement, au niveau micro-économique, une étude économétrique faite par l’auteur de ces lignes (cf Cahier économique du Statec, n° 97) sur un échantillon d’entreprises luxembourgeoises issues de l’enquête CIS3 a abouti à une conclusion tout aussi surprenante. L’analyse montre bien que l’innovation répond à des facteurs classiques. L’investissement favorise les activités d’innovation : les nouveaux équipements, machines et installations sont favorables à l’apparition d’innovations.

Il en va de même de l’ouverture au commerce international, de la taille de l’entreprise et de l’appartenance à un groupe multinational. En revanche, l’étude n’est pas arrivée à mettre en évidence l’impact direct de l’innovation sur le chiffre d’affaire par travailleur, pris comme indicateur de performance de l’entreprise.

Deux explications sont avancées pour élucider cette aporie : l’une est statistique, l’autre économique. Il est vrai que si nous avons fait des efforts considérables pour mesurer quelques traits essentiels de la production, de la diffusion et de la mise en œuvre de connaissances, celles-ci restent immatérielles, largement insaisissables, éminemment complexes. Que mesurent vraiment nos indicateurs ? Une explication est à rechercher du côté de la définition de l’innovation encore forgée par le moule de la manufacture. Les innovations non technologiques, le changement, l’adaptation et l’adoption rapide d’innovations sont probablement tout aussi importants et ne peuvent être négligés. 

D’ailleurs, le Luxembourg obtient de très bonnes notes en matière d’innovation non technologique, ce qui pourrait réconcilier le paradoxe constaté plus haut. Mais ce n’est là qu’une hypothèse…

L’explication économique pourrait être que la recherche et l’innovation ne sont pas efficacement commercialisés et exploités. Quel est le rôle de la recherche dans un petit pays ouvert qui bénéficie des compétences accumulées chez ses voisins et partenaires commerciaux et qui tire l’essentiel de son activité des branches de service ? La cause est entendue : les PME ne font pas assez de recherche et d’innovation. Le Bilan 2006 de l’Observatoire de la compétitivité l’a montré de manière éclatante avec les données d’une enquête officielle. La répartition de l’effort de R&D est loin d’être égalitaire.

Mesurée par l’indice de Gini, qui évolue entre 0 (absence d’inégalité) et 1 (inégalité extrême), la concentration atteint 0,85 et confirme ainsi la très inégale répartition des dépenses de R&D. En effet, moins de 20 pour cent des dépenses de R&D sont effectuées par 90 pour cent des entreprises faisant de la R&D. Si on ajoute à cela que 16 pour cent seulement des entreprises étaient occupées à faire de la R&D en 2002-2003, il devient évident que la politique d’innovation doit trouver le moyen d’amener les PME à intégrer l’innovation comme pilier de leur management stratégique.

Plus facile à dire qu’à faire ! La Commission européenne a commandité en 2006 auprès du Merit, un institut réputé en économie de la technologie de l’Université de Maastricht, une étude sur la mesure de l’innovation dans les services. L’étude, publiée en juin de cette année, calcule un indice synthétique sur base de 24 indicateurs d’innovation dans les branches de services issus des enquêtes communautaires déjà mentionnées. Cet indicateur global, baptisé SSII (Service Sector Innovation Index) montre que la Suède et le Luxembourg dominent l’innovation dans les services en Europe !

L’étude conclut que les pays qui sont traditionnellement forts dans l’innovation industrielle le sont moins en matière de services.Certes, il nous faut analyser plus en détail ce que signifie concrètement l’innovation dans une banque ou une fiduciaire, mais cet exercice délaissé jusqu’à présent, est crucial pour comprendre les fondements de l’économie de la connaissance qui émerge dans notre pays. Très peu de travaux ont été entrepris dans ce domaine, il faudrait donc lancer un véritable programme de recherche sur la productivités, la recherche et l’innovation dans le serviceset analyser si les politiques publique actuelles en matière d’innovation et de recherche sont adaptées.

Serge Allegrezza est le directeur du Statec.
Serge Allegrezza
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