La crise immobilière de 1981-1985

Les années de vaches maigres

d’Land du 16 mars 1984
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.11.2023

Dans une note publiée fin septembre, l’Observatoire de l’habitat retrace l’évolution des prix immobiliers « depuis que nous disposons de statistiques fiables », c’est-à-dire depuis 1975. En l’espace de 48 ans, les prix réels (déflatés de l’indice des prix à la consommation national) ont été multipliés par 8,7 ; soit un taux de croissance annuel moyen de 7,8 pour cent. Or cette hausse n’est pas linéaire. L’Observatoire identifie quatre épisodes de fortes hausses, « suivies systématiquement d’une phase de ralentissement et/ou baisse des prix ». Les périodes de surchauffe surviennent entre 1976 et 1978, 1986 et 1992, 2001 et 2007 ainsi qu’entre 2018 et 2022. Elles étaient suivies par des « corrections assez brutales ».

La crise immobilière actuelle n’est donc pas inédite. Elle a des résonnances avec celle qui a commencé en 1981 et qui aura duré cinq ans. À l’époque, la Commission du bâtiment, un aréopage de hauts fonctionnaires, syndicalistes, artisans, banquiers et promoteurs instauré en 1975, cherchait les raisons du krach. À côté des facteurs macro (une perte de pouvoir d’achat très sensible suite à la crise sidérurgique combinée à une hausse des taux), les experts pensaient les avoir trouvées dans un « changement d’attitude » chez « les jeunes » : « On a observé la tendance consistant à rechigner devant l’effort, la discipline et l’austérité nécessaires pour construire une habitation et à se tourner résolument vers des besoins de consommation plus faciles à faire ». (Ah, ces jeunes de jadis !)

En 2023, Luc Frieden veut convoquer une « réunion nationale Logement », à laquelle seront invités les communes et « les représentants des secteurs concernés ». En 1984, le gouvernement Santer/Poos I reprit à son compte bon nombre de propositions formulées quelques mois plus tôt par la « Tripartite logement ». Ces mesures étaient surtout fiscales. On distribuait des primes, amortissements et subventions dans l’espoir de provoquer une relance de l’activité dans la construction. Le Land constatait qu’il y avait consensus « auf dem Wege von Steuererleichterungen die private Nachfrage nachhaltig zu stimulieren » ; tout en ajoutant : « Es hat sich inzwischen jedoch erwiesen, dass die Regierung sich nach wie vor schwer tut, steuerliche Mindereinnahmen in Kauf zu nehmen. »

Fin 1984, un jeune ministre « délégué au Département des finances » nommé Jean-Claude Juncker monta sur l’estrade parlementaire pour expliquer que le gouvernement voulait passer par la politique du logement pour relancer le secteur de la construction, tout en veillant à ne produire qu’un « minimum d’effets pervers non recherchés ». En même temps, il ne laissa pas de doute qu’une adaptation structurelle du secteur serait nécessaire. Il faudrait se faire à l’idée que certaines entreprises n’allaient pas survivre les prochaines années. « Dem Baugewerbe kann Gesundschrumpfung ebenso wenig erspart bleiben wie anderen Sektoren », écrit le Land en 1984.

Le tableau n’était guère réjouissant : Mille emplois avaient été supprimés dans le secteur, et ceci deux années de suite. La production avait chuté de plus de dix pour cent en une année. En 1985, la Commission du bâtiment rétrodate le début de la crise à 1981, année à partir de laquelle « les appréciations négatives sur le niveau d’activité l’emportent largement ». En citant des « Kenner der Branche », la presse estime qu’en l’espace de seulement deux ans, « près de mille étrangers travaillant dans le bâtiment ont quitté le Luxembourg parce qu’ils risquaient de se retrouver au chômage ». La Fédération des artisans réagissait en faisant imprimer des autocollants avec le slogan « Elo bauen ». Selon les calculs que fera l’Observatoire de l’habitat en 2023, les prix réels chutent de 12,5 pour cent entre 1981 et 1982.

Dans Histoires de familles, une collection de « success stories entrepreneuriales » publiée en 2018 par Maison Moderne, Marc Giorgetti se souvient de ces années de vaches maigres : « Plusieurs entreprises de construction et promoteurs ont fait faillite, et pas des moindres. […] Pour occuper ses équipes, mon père a réalisé et financé plusieurs gros œuvres, dont le quartier de Mamer. Là-bas, pendant dix mois, pas une seule vente n’a été conclue… alors qu’il continuait évidemment à payer ses équipes qui poursuivaient le chantier et des intérêts allant jusqu’à huit pour cent. Et puis, un jour, il est rentré à la maison pour nous annoncer triomphalement qu’il y avait vendu une maison. »

En rétrospective, la crise de 81-85 se situe à un moment de bascule : entre la crise sidérurgique et le boom offshore. « Die Hochkonjunktur wie in der Mitte der 70er kommt so bald nicht wieder », prédit le Land en 1984. Les contemporains perçoivent surtout le crépuscule des « golden sixties, early seventies » (selon l’expression du député CSV, Fernand Rau) et de son « optimisme économique ». Ils ne voient pas l’aube des roaring eighties, et sous-estiment la croissance à venir, notamment démographique.

En juillet 1985, à l’occasion d’une interpellation du DP, les députés peignent une image sinistre du marché. À peine une année plus tard, les prix immobiliers remontent en flèche. La hausse annuelle sera supérieure à cinq pour cent jusqu’en 1992. (Les taux d’intérêt se stabilisent entre 6,5 et 8,2 pour cent pendant la période 1985-1993.) Le Land titre dès 1988 sur la « Boombranche », évoquant le « revirement » amorcé deux ans plus tôt, « nach einer sechsjährigen Durststrecke » : « Die Eindämmung der Inflationsrate, Steuer-
erleichterungen und steigende Reallöhne haben manch einen potentiellen Bauherren finanzielle Hemmschwellen überwinden lassen. » En novembre 1990, lors d’un autre débat d’orientation, le député socialiste René Kollwelter n’en revient pas « dass mer scho wäit vun där Situatioun ewech sin, dass déi Relance scho laang agetratt as an dass mer de Moment esouguer vun enger Surchauffe kënne schwätzen ».

L’économiste chez Idea Michel-Edouard Ruben pointe un fait statistique curieux : « Il est intéressant de constater que durant cette période (1975 à 1990 quasiment), le nombre de logements achevés a eu tendance à être plus important que le nombre de nouveaux ménages ». L’économiste lance une hypothèse : « Il est ainsi possible que si le déficit de construction des années récentes n’est pas allé de pair avec une explosion instantanée du sans-abrisme et/ou une hausse marquée de la taille moyenne des ménages, c’est grâce à cet excédent des années 70-90 ». L’Observatoire de l’habitat relève en effet que « la croissance démographique est restée relativement faible pendant cette période » : plus 0,4 pour cent par an sur la période 1975-1982.

En 1985, le député Fernand Rau (CSV) parle d’une « saturation » du marché, causée notamment par le « Pillenknick » : « Ee ganz kloren Déséquilibre […] an deem Sënn, dass d’Nofro no Wunnéngsraum nët grouss genuch ass, fir d’Kapazitéiten, déi um Marché bestin, voll a ganz auszelaaschten. » La perception politique reste fortement marquée par le « rapport Calot », publié en 1978. Les projections démographiques du statisticien français Gérard Calot avaient choqué l’opinion publique. Elles prédisaient « un grand affaiblissement démographique » au Grand-Duché, dont la « population nationale » chuterait à près de 200 000 personnes sur les cinquante années à venir. Calot ne pouvait ou ne voulait prévoir une augmentation significative du nombre d’immigrés. Il était rejoint en cela par une bonne partie de la classe politique. « Avec 24 pour cent d’étrangers, nous avons déjà des problèmes, et si cette proportion était portée à 35 ou quarante pour cent, je vois les problèmes culturels et même linguistiques », déclarait Pierre Werner en 1978 à la Chambre, ajoutant qu’il y aurait « des limites à tout ».

C’est dans ce contexte de morosité ambiante que le DP, renvoyé dans l’opposition après quinze ans au gouvernement, mène l’attaque contre la nouvelle majorité noire-rouge en juillet 85. Dans son interpellation, le député libéral Henri Grethen fustige le « Geescht vun Interventionismus a vu Stränzepolitik » qui dominerait au sein du gouvernement CSV-LSAP : « Mir als Partei verlaangen net no méi, mä no manner Stat ! » Alors que la majorité relance timidement la construction de logements sociaux (notamment le projet « Sauerwiss » à Gasperich), les libéraux veulent « encourager » et « soutenir » la « Privatinitiativ » par des allégements fiscaux pour les investisseurs immobiliers. L’investissement immobilier comme atavisme luxembourgeois. Le Conseil d’État avait noté dès 1977 que « les placements en immeubles ont toujours constitué l’un des modes d’épargne les plus recherchés par les Luxembourgeois, désireux de contribuer ainsi à l’assurance de leurs vieux jours et à l’avenir de leur conjoint et de leurs enfants ».

Le ministre de l’Économie, Robert Goebbels (LSAP), répliqua au député Grethen, regrettant que « déi Leit, déi Geld haten an nach hun, dat vill manner an Immobilien investéiert hu wéi fréier, well déi héich Zënsen, besonnesch um Marché à terme, hinne méi schnell an ouni Risiko, a meeschtens och ouni d’Wësse vun der Steierverwaltung, eng grouss Rendite bruecht hun ». En une demi-phrase, le ministre reconnaissait que le secret bancaire, qui venait d’être renforcé pour protéger la clientèle étrangère, favorisait non seulement l’évasion fiscale des autochtones mais en déterminait également les choix d’épargne.

Mais ce fut la question des taux qui retenait surtout l’attention politique. L’époque était marquée par le « Zinsfieber », la courbe des taux dépassant par moments les dix pour cent. Aujourd’hui, cela paraît impensable, mais à l’automne 1984 le ministre du Trésor, Jacques Poos (LSAP) se targua de faire pression sur les banques afin de « les amener à concéder une baisse sur les taux d’intérêts sur prêts hypothécaires ». La BCEE consentit à un « effort de solidarité en faveur du secteur de la construction », que Poos jugea toutefois « insuffisant ». La Spuerkeess finira finalement par baisser son taux de 1 point de pourcent : « Dat ass op alle Fall deen niddregsten Zënssaz, deen Der säit laangem kënnt kréien ! », jubilait le ministre de l’Économie à la Chambre. Le taux était alors à 8,25 pour cent.

 

On connaît la chanson

La lecture des archives a un effet grisant. Elle risque de rendre cynique. On se rend compte que la plupart des blocages systémiques sont identifiés et discutés depuis plus de quarante ans. Parmi eux, la question foncière est longtemps restée latente. Il faudra attendre 2016 et la publication de la « note 23 » de l’Observatoire de l’habitat pour avoir une image plus précise de ces réserves et de leur concentration. Il s’avérait que la main publique (communes, État, promoteurs publics) ne disposait que de onze pour cent des terrains constructibles. En 1978, le Conseil d’État rappelle que « les communes peuvent d’ores et déjà (…) procéder à des expropriations, en vue […] de la construction de logements sociaux. Néanmoins, elles n’en font guère usage. » La même année, la Commission du bâtiment insistait « sur la nécessité de constituer rapidement ces réserves ». Puis d’ajouter : « Malheureusement, cette intervention par les pouvoirs publics se situera sans doute dans beaucoup de cas à une époque où la rétention de terrains et l’enchérissement par la spéculation foncière des terrains se sont déjà manifestés ». En 1990, le député socialiste René Kollwelter regrettait que la mobilisation de l’arsenal aurait été « e bessi verschlof, jorelang ». En 2023, l’accord de coalition promet de mobiliser et bâtir « prioritairement » les réserves publiques. La simplification administrative est un autre evergreen de la politique du logement. En 1984, la Chambre des métiers demande l’instauration d’un comité interministériel pour « examiner sérieusement et systématiquement les possibilités d’allégement des contraintes d’ordre administratif ». En 2023, le nouveau gouvernement place ses espoirs dans la « cellule de facilitation urbanisme et environnement » et la « plateforme de concertation PAP » pour supprimer les « modalités superflues », notamment celles les procédures liées à la protection de l’environnement, décrites comme « fastidieuses, laborieuses et souvent inutilement restrictives ». L’autonomie communale est, elle aussi, identifiée depuis des décennies comme un frein majeur. En 1978, le Conseil d’État ne « peut se défaire d’un certain scepticisme » en ce qui concerne le rôle central que les communes sont censées jouer dans la politique de logement. Les Sages citent le conseil supérieur de la famille : « L’initiative des communes est dans bon nombre de cas bloquée par des considérations de politique communale et locale ». Les députés-maires Lydie Polfer (DP) et Marc Lies (CSV) ont veillé aux prérogatives communales au sein du groupe de travail Logement, et cela se ressent dans l’accord de coalition. Le « règlement-type sur les bâtisses », y lit-on, devrait être « révisé ». Il avait été introduit en septembre et n’était, de toute manière, pas contraignant.

Bernard Thomas
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