Dépendance

Le travail, c'est la santé

d'Lëtzebuerger Land du 01.08.2002

La fureur de consommer, la cleptomanie, la passion du jeu, l'obsession sexuelle, les troubles alimentaires comme l'anorexie et la boulimie, l'aliénation au travail, l'addiction au sport, la folie des moyens de télécommunication - télé, gsm, internet, ordinateurs - la sujétion à un groupement religieux... Autant de dépendances plus ou moins connues dont la reconnaissance est très difficile, car elles sont toutes plus ou moins cachées - du moins au début. 

D'abord, la définition de la dépendance non liée à des substances comme la drogue, l'alcool ou les médicaments est très difficile à établir. En revanche, ce genre de troubles peut être tout aussi destructeur car ressenti comme étant indispensable pour leur bien-être par les personnes concernées. Celles-ci perdent peu à peu tout contrôle, leur vie est entièrement focalisée sur ce comportement qui devient leur centre d'intérêt, leur raison de vivre. Il s'agit d'une quête permanente, d'un moyen de résoudre les problèmes ou d'une fuite. Il peut aussi s'agir d'une récompense qu'on s'accorde après une journée de dur labeur par exemple. La dose doit être augmentée en permanence, phénomène bien connu des toxicomanes, les privations peuvent être tout aussi éprouvantes. 

Il y a d'autres points communs, car chaque attitude peut devenir une dépendance si elle est poussée à l'extrême. Celle-ci passe par plusieurs étapes : d'abord elle procure une certaine jouissance, ensuite elle passe de l'habitude à l'abus, jusqu'à l'installation de la dépendance. La personne concernée en a besoin pour fonctionner normalement, la jouissance est vite passée.

L'addiction ne peut être considérée comme isolée de toute influence extérieure. Le fait qu'une personne a une tendance générale de tomber dans un tel malaise dépend de sa constitution, de son bagage personnel, mais aussi de son entourage social : les parents, la famille, l'école, les amis et les collègues, le travail, les médias etc. Les traditions, les schémas de comportements d'une famille, l'éducation sont des empreintes indélébiles pour une personne. L'élément clé, toutefois, semble être l'estime de soi. Car si le phénomène est vieux comme le monde, la prise de conscience en est plutôt récente. Il n'y a que peu d'études et pratiquement aucune statistique sur ce genre de dépendances qui pourtant font partie de notre quotidien.

Un exemple flagrant est l'obsession de la propreté. La ménagère qui aime que tout soit rangé et bien net ne peut bien sûr pas être qualifiée de dépendante. Cependant, il n'est pas rare d'observer des gens qui n'arrêtent plus de laver, frotter, récurer, purifier leur maison de fond en comble, tous les jours sans relâche, pour reprendre la serpillière le lendemain. Les rapports avec les autres membres de la famille sont conditionnés par cette obsession, les enfants n'ont pas le droit de rentrer dans la maison par peur qu'ils font des taches, les meubles sont tous dissimulés sous des linges protecteurs, il est défendu de marcher sur les couleurs claires du tapis. Ce phénomène peut même aller tellement loin, que la famille est obligée de se retrancher dans le garage pour y vivre, tant la tyrannie de la propreté a pris le dessus. 

Celle-ci n'a plus rien à voir avec le souci d'hygiène ou du bien-être de la famille. C'est devenu une dépendance pour la ménagère qui peut être à la recherche d'approbation, de compliments et de réconfort, les raisons en sont tout à fait personnelles et peuvent avoir des racines bien diverses. Car on ne peut classer ces troubles selon leur causes, il n'y a pas de mode d'emploi pour déceler de manière générale le malaise qui est à l'origine de telle ou telle dépendance. 

L'exemple de la ménagère est d'autant plus grave, qu'il n'est pas perçu comme une véritable addiction - surtout que la plupart des cas sont loin d'être aussi extrêmes. Au contraire, le phénomène est même applaudi, encouragé par l'entourage car c'est la raison d'être de la ménagère que de tenir son domicile bien net. 

Il s'agit là d'une forme du phénomène connu sous le terme workaholism, en référence à l'alcoolisme, dont les symptômes sont similaires. Le travail est le centre d'intérêt de ces personnes, elles n'ont aucun contrôle sur la quantité et la durée de ce comportement et il ne leur est pas possible de ne pas travailler, sinon elles sont en manque. 

Les symptômes ne sont souvent pas reconnus, ou sont acceptés de manière tacite à cause de l'importance du travail et de la valeur qui lui est reconnue. Il s'agit d'une dépendance « propre ». Le sujet a l'air d'être actif, appliqué, d'avoir du succès et de maîtriser sa vie, alors que les alcooliques ou les passionnés du jeu semblent labiles et influençables. Tant que l'assiduité, la rigueur et la conscience professionnelle garderont la valeur que nous leur accordons et qu'elles sont encouragées et honorées démesurément, le phénomène sera difficilement évitable.

Le paradoxe, que ces qualités prisées peuvent être l'expression d'une maladie, d'un malaise profond, rend une prise de conscience pratiquement impossible. L'image du phénomène est entre-temps tellement pervertie que certaines personnes se qualifient elles-mêmes de workaholic avec fierté. 

Au Japon, l'ampleur de cette dépendance est bien pire, et il existe même un terme pour désigner la mort par l'épuisement : Karoshi, qui est perçue comme étant une manière plus qu'honorable de rendre l'âme. 

On pourrait s'imaginer qu'un tel comportement est bénéfique pour les entreprises et que les patrons s'en frottent les mains. En réalité, cette vision est bien simpliste : le coût provoqué par le phénomène répandu de burn-out, les congés de maladies et par des problèmes de coordination et de conflits internes peut même devenir exorbitant. 

Certaines études prouvent que les personnes touchées par le phénomène se sentent souvent plus surmenées que leurs collègues, bien qu'elles ne réalisent pas forcément plus de travail. Elles ont aussi un rapport beaucoup plus négatif par rapport à leur tâche, sont insatisfaites, sont stressées. Même dans leurs loisirs, elles cherchent la confrontation, la planification et le contrôle. Elles se voient elles-mêmes comme excessivement perfectionnistes et rigides. 

Leurs relations avec les autres sont souvent lésées, qu'il s'agit de contacts sociaux sans plus ou de leurs relations familiales et avec leur partenaire. 

Les racines de leur malaise sont situées le plus souvent dans leur enfance, leurs parents fonctionnant selon les mêmes schémas ou ayant des attentes démesurées par rapport à leur progéniture. 

En revanche, le fait qu'une personne travaille sous pression n'est pas un indicateur pour un malaise latent, de même qu'une tâche limitée ne peut exclure l'existence du phénomène. Celui-ci est d'autant plus difficile à traiter, que la personne touchée est obligée de continuer son travail pour pouvoir vivre, qu'elle est toujours confrontée à sa dépendance - tandis qu'il « suffit » pour un alcoolique ou un toxicomane de ne plus toucher à la substance interdite pour ne pas replonger - et que la surévaluation du travail par rapport à la vie privée est loin d'être remise en question. C'est un débat de société et de changement de mentalités difficiles qu'il faudrait néanmoins mener sur les conséquences individuelles et globales du phénomène. 

Au Grand-Duché, le Centre de prévention des toxicomanies et le Sucht-Telefon sont régulièrement confrontés au phénomène des dépendances non liées à des substances - bien que la prévention de la consommation de drogues légales et illégales reste toujours l'intérêt majeur de ses efforts. Les étapes de l'asservissement sont les mêmes dans les deux cas. Pour prévenir, l'équipe du Centre part du fait qu'il faut encourager le bien-être des personnes, qu'ils se sentent à l'aise dans leur peau, qu'ils aient de larges possibilités pour résoudre un problème plutôt que de vouloir le fuir ou l'étouffer par un comportement de dépendance. 

La pédagogue diplômée Rolande Fellerich utilise l'image du piano : « Nous avons tous besoin d'assez de touches à notre clavier pour le faire résonner harmonieusement. S'il ne nous reste qu'une touche, nous sommes forcés d'appuyer toujours sur celle-là et de ne produire qu'un seul ton. C'est le principe de toutes les dépendances, que ce soit la toxicomanie, la fureur de consommer, la passion du jeu et de la spéculation en bourse, les troubles alimentaires, l'aliénation au travail, l'addiction au sport ou la folie des SMS. »

Il s'agit donc de réduire les risques, les prédispositions aux dépendances pour construire des mécanismes de défense. 

« L'estime de soi et la confiance en soi sont des thèmes centraux de la prévention, explique Rolande Fellerich. C'est pour cette raison que nous essayons d'agir en priorité sur les enfants. Il faut qu'ils se connaissent eux-mêmes, leur potentiel et leurs limites. En leur faisant comprendre les règles de la vie en société, ils apprennent où en sont les frontières et dans quelle direction ils peuvent s'épanouir. C'est le message que nous essayons de transmettre aux adultes et au personnel enseignant qui les entourent. »

Rendre les enfants conscients de ces dépendances quotidiennes, c'est aussi le but du « Suchtsaak », un sac contenant toutes sortes d'objets comme une cannette de coca, un paquet de chips, une télécommande etc. Il s'agit de leur montrer qu'il existe une multitude de petites habitudes malsaines dont ils ne se rendent pas compte forcément et que personne n'est à l'abri des dépendances. 

Une autre activité sont les journées spéciales de prévention organisées avec le Service national de la jeunesse dans son centre au Marienthal. Par l'information, les discussions et des jeux, le message est transmis aux enfants et parallèlement aux adultes de leur entourage pour qu'ils puissent continuer de les sensibiliser après cette journée. « Une prévention efficace n'est possible que par la continuation et le long terme. Pendant longtemps, nous avons cru que l'information était le seul moyen de prévenir. Aujourd'hui, nous savons que ça ne suffit pas. Un malaise ne peut être évité par l'intellect à lui seul. Il faut s'occuper des raisons du mal-être qui n'a rien à voir avec la logique ou l'intelligence, » ajoute Rolande Fellerich. 

Un travail de longue haleine, pratiquement impossible à réaliser. Surtout que les indicateurs politiques montrent en direction opposée. La prévention demeure toujours l'enfant pauvre de tout ce qui touche à la Santé et au bien-être. La preuve : le Centre de prévention des toxicomanies doit se limiter à collaborer avec uniquement treize communes, faute de personnel. 

Et pourtant, la demande est réelle. La commune d'Esch par exemple a été refusée, le centre affiche complet. Dans le domaine de l'alcool au travail aussi, la demande de sensibilisation est grande - des entreprises et des syndicats sont venus frapper à la porte rue du Fort Wallis. Eux aussi doivent attendre le temps que le ministre de la Santé ait compris la valeur de la prévention, difficilement chiffrable. 

 

anne heniqui
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