Taux d’intérêt bas

Aubaine pour les emprunteurs, déveine pour les assureurs

d'Lëtzebuerger Land du 29.04.2016

Les taux d’intérêt étonnamment faibles, voire négatifs, qui dominent actuellement les marchés à l’instigation de la Banque centrale européenne constituent à l’évidence une aubaine pour les emprunteurs qui ne se sont jamais endettés à si bon compte. C’est évident pour les candidats à l’accession à la propriété qui peuvent aujourd’hui financer leur acquisition immobilière à des taux historiquement bas, avec le risque qu’une telle situation alimente une bulle immobilière susceptible d’éclater en forme de crise lorsque le marché se retournera. C’est vrai également pour les États qui émettent à foison des emprunts obligataires assortis d’une rémunération proche de zéro, lorsqu’elle n’est pas négative, ce qui aboutit à la situation extravagante que le prêteur paie pour pouvoir placer son argent. Avec de telles facilités ouvertes aux emprunteurs, il est à craindre que les États endettés n’entreprennent pas les réformes nécessaires à la remise en ordre de leurs finances publiques obérées ; un tel redressement apparaît cependant indispensable et urgent au vu du dernier rapport semestriel du FMI sur l’état des finances publiques dans le monde : il souligne que les États (riches et pauvres confondus) n’ont jamais été aussi endettés depuis la Seconde Guerre mondiale ! Les entreprises, enfin, bénéficient de ces taux d’intérêt bas qui permettent de financer leur développement, par crédit bancaire ou par appel au marché, à des conditions inédites. Et nul ne songerait à déplorer une situation théoriquement aussi favorable à la croissance économique.

Peut-on pour autant, avec le Docteur Pangloss, estimer que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes économiques possibles ? Et considérer que cet état de béatitude étend ses effets bienfaisants à tous les secteurs d’activité, et singulièrement à celui de l’assurance ?

Force est de constater que, chez les assureurs, les taux d’intérêt bas ne suscitent pas l’enthousiasme. Et d’abord pour des raisons qui affectent sans distinction l’ensemble des compagnies d’assurances.

D’une manière générale, les entreprises d’assurances ne sont pas, structurellement, en situation de profiter de l’abondance et de la quasi-gratuité des capitaux disponibles sur le marché pour une raison simple : elles n’ont pas de problème de ressources, elles n’ont que des problèmes d’emploi de leurs capitaux disponibles. L’industrie de l’assurance se caractérise en effet par une inversion du cycle traditionnel de production. Alors que pour la généralité des entreprises, la réalisation du chiffre d’affaires marque l’aboutissement du cycle de production, les entreprises d’assurance quant à elles encaissent les primes dès l’émission des contrats, avant la survenance des sinistres qu’elles se sont engagées à couvrir. Elles n’ont donc pas de problème de trésorerie. Elles se trouvent d’emblée à la tête de sommes considérables qu’il leur appartient de faire prospérer en les investissant sur le marché dans les meilleures conditions de sécurité, de rentabilité et de liquidité. Tel est, au sein d’une compagnie d’assurance, le rôle du département des investissements dont l’habileté à remplir sa tâche en fonction de l’état des marchés et des profils de risques couverts par la compagnie détermine dans une large mesure les performances de l’assureur et ses résultats financiers. Ne dit-on pas, et avec juste raison, que l’assureur exerce deux métiers : au passif du bilan, le métier ingrat d’assureur, dont les marges techniques sont souvent modestes quand elles ne sont pas négatives, mais qui procure une masse considérable de capitaux à gérer ; et, à l’actif du bilan, le métier d’investisseur qui consiste à placer ces capitaux dans les meilleures conditions et qui procure à la compagnie l’essentiel de ses profits. Or il se trouve qu’une grande part des actifs des compagnies d’assurance est investie dans des obligations, et singulièrement des obligations d’émetteurs publics. Cette prééminence des produits de taux dans le bilan des assureurs s’explique historiquement par le fait que cette catégorie d’actifs est considérée comme la plus sûre et qu’elle est la plus appropriée à la couverture de certains passifs d’assurance. Et la directive Solvency II, entrée en vigueur le 1er janvier 2016, a encore renforcé chez les assureurs cette primauté des actifs obligataires en alourdissant les contraintes de fonds propres sur la détention d’actifs jugés plus risqués comme les placements en actions.

Dans un tel contexte, la faiblesse des taux d’intérêt sur le marché influe négativement sur la rentabilité du portefeuille d’actifs de l’ensemble des assureurs, toutes branches confondues, et entraîne une diminution générale de leurs revenus financiers.

Mais surtout, les taux d’intérêt faibles affectent spécifiquement certains produits d’assurance, et non des moindres : les contrats d’assurance vie d’épargne et singulièrement d’épargne retraite, dont les performances sont directement liées à la rémunération des capitaux sur les marchés.

Les premiers visés sont les contrats d’assurance vie en euros à rendement garanti sur lesquels s’est bâtie, au cours des dernières décennies, une véritable success story. Lancés vers la fin des années 1970, ces contrats sont adossés à un portefeuille composé principalement d’obligations d’État. Ils procurent une rémunération sous forme d’un intérêt capitalisé annuellement dont le taux dépend de la rentabilité des actifs sous-jacents. Leur succès a été éclatant, au point de devenir le placement fétiche des épargnants européens aussi longtemps que les taux des obligations d’État ont permis de servir des rémunérations attractives. La sécurité et la rentabilité caractérisant ce produit ne sont du reste pas sans évoquer les rentes d’État qui ont fait le bonheur des possédants durant le cours du XIXe siècle, l’époque où Guizot lançait sa formule fameuse : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne » et où les grands romanciers, notamment Balzac, brossaient des portraits saisissants de rentiers oisifs menant grand train. Ces rentes d’État rapportaient de l’ordre de trois à cinq pour cent l’an dans un contexte de stabilité monétaire due au franc Germinal, institué au sortir de la Révolution par le Premier Consul Bonaparte, et qui a conservé sa valeur durant plus d’un siècle, jusqu’à la première Guerre Mondiale. Ces temps heureux (pour les possédants au moins) sont hélas révolus. Les États n’émettent plus de contrats de rente. Et le contrat en euros, qui au XXe siècle s’est substitué aux rentes d’État, est lui-même en voie d’épuisement du fait de l’assèchement des revenus des portefeuilles obligataires qui y sont attachés.

Il n’est pas dans l’air du temps de s’apitoyer sur le sort des épargnants et moins encore sur celui des assureurs. Ces derniers, qui ont émis des quantités importantes de contrats en euros, doivent gérer le reflux des taux d’intérêt. Pour autant que l’on sache, les assureurs vie luxembourgeois – à l’inverse de certains de leurs homologues allemands – n’ont pas donné de garanties futures de rendement que le niveau actuel des taux d’intérêt ne leur permettrait pas de tenir. La garantie accordée est simplement une garantie de préservation du capital. Il reste que la baisse des taux d’intérêt leur est préjudiciable. Les assureurs perçoivent en effet une part des bénéfices financiers réalisés par le portefeuille sous-jacent aux contrats en euros, et cela a représenté dans le passé des sommes non négligeables. Or au train où évoluent les taux d’intérêt, on peut se demander si bientôt les bénéfices financiers des obligations en portefeuille suffiront encore à couvrir les frais de gestion du contrat qui peuvent approcher un pour cent l’an.

Quant aux épargnants, ils sont désormais privés d’un placement qui leur garantissait, sans risque, un complément de ressource après la fin de leur période d’activité professionnelle. Tel était, au demeurant, l’objectif du fondateur des contrats en euros puisqu’il les avait lancés sous l’égide de l’Association française d’épargne retraite (Afer). Ces contrats ont répondu, partiellement mais notablement, au souci de compléter au niveau individuel les pensions servies par les régimes de retraite étatiques dont l’essoufflement programmé représente un défi majeur pour l’ensemble des pays européens. Il est dommage que la baisse des taux les ait rendus inaptes à poursuivre cette fonction de complément de retraite.

La remarque vaut également pour les produits spécifiques d’assurance retraite dont le capital reste indisponible jusqu’à la date de départ à la retraite et qui se dénouent alors sous forme de rente viagère : le régime luxembourgeois de prévoyance vieillesse de l’article 111bis LIR en constitue une illustration. Or l’impossibilité de prendre sur ce type de produit des risques de placement et la faiblesse des taux d’intérêt conduisent à des niveaux de rente viagère décevants qui ne vont pas encourager leur souscription. Bref, la situation des taux d’intérêt ne favorise pas le développement de formules d’assurance retraite complémentaires dont la nécessité n’est cependant plus à démontrer.

Il est vrai que de nos jours la sagesse populaire qu’exprimait La Fontaine dans sa fable La cigale et la fourmi n’est plus de saison : l’insouciante cigale recueille plus de sympathie que l’âpre fourmi. Qu’il soit permis néanmoins de considérer que celui qui épargne pour éviter d’être à la charge de la collectivité durant ses vieux jours manifeste un comportement responsable qui mérite mieux que des quolibets. Et aussi de manifester quelque compréhension envers les épargnants allemands exaspérés par la faible rémunération des produits de placement vers lesquels on les a dirigés au début des années 2000, pour compenser la réduction du niveau des pensions légales. Les taux d’intérêt bas n’ont sans doute pas fini de faire parler d’eux, et pas seulement en bien.

Gérard Klein
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