Le parti pirate

Le parti des jeunes combattants

d'Lëtzebuerger Land du 13.01.2012

Fondé en 2006 en Suède, le parti pirate plaide pour la protection des données personnelles, milite pour la transparence des gouvernements, et prône une réforme radicale du droit d’auteur, incluant notamment la dépénalisation du téléchargement dans le cadre familial et une refonte du système des brevets. Des déclinaisons nationales du Parti ont été créées dans la plupart des pays européens et ailleurs dans le monde. Au Luxembourg, le flambeau à été repris par deux jeunes étudiants très motivés : Sven Clément, président du parti, né en 1989, qui étudie les systèmes d’information à Sarrebruck, et Jerry Weyer, vice-président, né en 1986, qui étudie le droit européen à Luxembourg. Petit détail amusant, Sven est un nom d’origine scandinave qui signifie « petit guerrier », ce qui est peut-être un signe du destin !

Les deux jeunes combattants, lors d’une longue interview à l’Hôtel Cravat, se sont livrés à une explication détaillée de la fondation, l’organisation, les idées et les ambitions électorales de ce nouveau parti.

À l’origine de la piraterie luxembourgeoise, il y avait un simple forum de discussion composé d’un petit nombre d’amis férus d’informatique. Sans conviction, ce petit groupe discutait sur la possibilité de créer un parti depuis janvier 2009, mais c’est seulement avec l’entrée en scène de Sven et Jerry, en mai 2009, que cette intention encore vague s’est rapidement concrétisée : « Lorsque Jerry et moi sommes rentrés dans le forum, on a vite remarqué qu’il était inactif, et c’est pour cette raison que nous avons pris l’initiative de créer le parti quatre mois plus tard, avec 14 membres », déclare Sven.

Les deux jeunes guerriers ont été soutenus dans cette initiative un peu insensée par neuf membres du parti pirate allemand, qui ont fait le déplacement le jour de la fondation du parti luxembourgeois, le 5 octobre 2009. De leur propre aveu, tout s’est fait un peu par hasard et très rapidement. La fondation du parti elle-même a été un jeu d’enfants. Ils s’attendaient devoir traverser d’innombrables écueils administratifs, alors qu’en réalité il a suffi de se déclarer publiquement comme nouveau parti et de créer une ASBL. « Cela a été tellement facile que j’avais de la peine à y croire », s’exclame Jerry.

Le parti pirate est né d’une frustration par rapport au mode de fonctionnement des partis luxembourgeois. Sven qui était membre de la jeunesse socialiste, et Jerry qui a approché le parti libéral au niveau local, soulignent que les structures des partis existants étaient rédhibitoires pour toute personne voulant s’engager en politique : « La structure et les débats au sein du parti libéral sont fermés », précise Jerry, et Sven de renchérir que « dans les grands partis tout est décidé au conseil d’administration, qui n’est pas transparent, et les membres du parti doivent se limiter à transmettre les décisions déjà prises ». Une logique anti-démocratique qui, à leurs yeux, vaut pour les débats idéologiques aussi bien que pour la nomination des candidats aux élections.

Dans le parti des pirates les choses sont différentes. Comme le précise Jerry, « ce qui différencie notre parti n’est pas tellement l’organisation politique sur papier, mais la manière de faire de la politique ». Le parti se caractérise par une totale transparence des débats et documents, une accessibilité quasi permanente de tous les membres du parti, une pratique stricte de la démocratie participative (grassroot democracy) et une intense collaboration internationale avec les partis pirates des autres pays. Cette collaboration se fait à travers le parti pirate international, qui est une structure de contact, d’échange et d’organisation entre les membres des différents partis pirates nationaux.

Une des principales caractéristiques des pirates luxembourgeois est leur volonté d’agir. Cela s’expliquerait par le fait que la plupart d’entre eux intègrent le parti « non pas par choix mais par obligation », car ils seraient conscients à quel point certains accords et certaines lois peuvent être mauvais pour la préservation des libertés fondamentales. Le site Depuwatch, qui permet d’accéder facilement au travail et aux votes des députés nationaux, est pour eux emblématique de cet esprit d’action dans le domaine de la promotion de la transparence de l’État. Sa mise en place a requis un travail titanesque – estimé par Sven à plus de 1 500 heures – et a été réalisée gratuitement grâce à la seule bonne volonté des membres du parti.

Ils sont très critiques par rapport à la Chambre des députés qui pourtant, sous l’impulsion de son niveau président Laurent Mosar, entreprend d’importants efforts pour en promouvoir la transparence et l’accessibilité (d’Land, 6.1.12). Ils observent ainsi que la Chambre tergiversait depuis plus de trois ans sur la possibilité de rendre facilement accessible le taux de présence de ses élus, alors que le parti pirate l’a fait en seulement quelques mois. Les réactions plus ou moins amères contre cette « intrusion démocratique » ne se seraient pas faites attendre. Un des membres de l’administration de la Chambre leur aurait dit qu’un tel système ne les intéressent pas car le site de la Chambre vise un public professionnel (avocats, chercheurs, etc.) et non pas un public généraliste. Le président de la Chambre, Laurent Mosar, aurait déclaré que « ce n’est pas une grande nouveauté car tout était déjà là ». À quoi les deux jeunes répondent sarcastiquement : « Oui, mais où et sous quelle forme… ».

Enfin, les différents partis politiques auraient accueilli très tièdement cette initiative : « Les libéraux étaient très fâchés, car on a montré qu’Helminger (l’ancien maire de la ville de Luxembourg) n’était présent que pour 37 pour cent des votes ». Depuis la mise en place de Depuwatch, le site de la Chambre indique le taux de présence des députés en faisant la distinction « comme à l’école » entre absence excusée et absence non excusée. Une solution hypocrite pour Sven et Jerry, car « le problème est que même une réunion du conseil communal est considérée comme une absence excusable ».

Les deux capitaines ont à cœur de se débarrasser d’une image du parti entièrement liée à Internet : « Si nous sommes vus comme des spécialistes focalisés avant tout sur le net, c’est en partie à cause de la presse qui nous dépeint comme cela. Mais c’est en partie aussi de notre faute, car on n’a pas su vendre l’idée que l’on traitait des libertés fondamentales dans leur ensemble ». En deux années, un important processus d’auto-compréhension s’est fait, et de nouvelles thématiques sont venues enrichir leur navire. À côté des questions directement liées à Internet, sont venues s’ajouter à leur programme des questions plus communes comme celle de la séparation de l’Église et de l’État, l’écologie, l’éducation ou encore la promotion de la démocratie nationale et européenne.

Sur ces thématiques, les pirates se différencieraient des autres partis par leur conception du citoyen intelligent et autonome : « Nous sommes pour la mise en place d’un citoyen responsable et non pas d’un citoyen qui doit seulement être protégé, assisté et géré… Nous avons une vision du citoyen beaucoup plus optimiste que les autres partis ». De leur point de vue, cette approche plus respectueuse du citoyen porte aussi à l’élaboration de solutions alternatives mieux adaptées aux besoins. Par rapport aux autres partis créés sur une thématique spécifique – en particulier ADR et Déi Greng – ils soulignent que la question des libertés fondamentales est bien plus large que la problématique écologiste, et que les valeurs qu’ils défendent sont beaucoup plus structurées et universelles que celles de l’ADR.

Du point de vue de Sven et Jerry, ces idées et ce style novateur auraient attiré beaucoup de jeunes, mais aussi des « vieux » qui n’ont jamais supporté les jeux politiques et les formes de carriérisme qui règnent dans les autres partis. Des 14 membres du moment de la fondation, le parti est passé en seulement deux ans à 207 membres, ce qui représente une progression remarquable. Sans grande surprise, les adhérents sont avant tout jeunes, voire très jeunes avec un bon niveau d’éducation. La moyenne d’âge est de 33 ans, et environ la moitié a en-dessous de 26 ans. Néanmoins, Sven souligne qu’il y a aussi des trentenaires, quarantenaires, et même des retraités, tout en concédant qu’il est beaucoup plus facile de convaincre un jeune de rejoindre le parti des pirates qu’un cinquantenaire qui est a déjà ses habitudes et ses idées depuis des décennies.

Les pirates tiennent aussi à préciser que leurs membres ne sont pas que des informaticiens : « C’était le cas pour une grande partie des membres de la première génération, car c’est dans la sphère digitale que les dangers pour les libertés fondamentales sont les plus criantes. Mais aujourd’hui un équilibre se met en place entre informaticiens et reste de la population ». Ils ont su attirer non seulement des gens qui hésitaient à faire de la politique, mais aussi des personnes membres de tous les bords politiques : CSV, LSAP, DP, Déi Greng et même ADR. Le principal obstacle pour attirer plus de membres provient de la nouveauté que constitue le parti, ainsi que sa connotation peu traditionnelle : « Il y en a encore beaucoup qui disent que ce n’est pas un parti que l’on puisse prendre au sérieux ». Mais cette image a commencé à changer avec le récent succès aux élections berlinoises.

Cette fuite de membres des partis traditionnels vers le navire pirate n’est pas passé inaperçu. Ainsi, Sven observe que «, en deux ans on est passé de ‘ah c’est rigolo’ à ‘m… on doit faire un peu attention’ ». Les libéraux auraient engagé un responsable pour tout ce qui est politique du net, afin de faire face aux continuels abordages des pirates. Une action illusoire, car selon Sven et Jerry, les autres partis n’ont toujours par compris que le parti pirate ne se limite pas seulement au web : « Ils se trompent s’ils pensent éliminer notre présence en engageant un responsable internet ».

Il est très difficile de prévoir quel sera le poids électoral des pirates aux prochaines élections législatives et européennes. Le nombre important des membres que le parti a su attirer, ainsi que leur enthousiasme, laissent présager que leur score électoral devrait être plus que symbolique. C’est ainsi que les deux pirates soulignent qu’ils ont proportionnellement plus de membres que le parti pirate dans le Land de Berlin avant les élections de septembre dernier, où il a atteint 8,9 pour cent de l’électorat. Le gros de l’électorat des pirates sera constitué vraisemblablement par les 18-25 ans, c’est-à-dire par des gens qui votent pour la première fois, qui forment leurs opinions politiques tardivement, changent facilement d’idées et utilisent Internet comme source fondamentale d’information électorale.1 Cet électorat fortement malléable est en effet susceptible d’être charmé par le message et le style à la fois jeune et décontracté des pirates.

Le parti pirate ne sera jamais un catch all party – c’est-à-dire une parti visant à asseoir une large base électorale en attirant des gens ayant des opinions divergentes – ce n’est d’ailleurs pas son ambition. Il risque par contre de jouer les troubles-fêtes aux pro[-]chaines élections en mettant sur la table, à travers des slogans percutants et des actions fracassantes, des thématiques que les grands partis aimeraient mieux voiler. Il faudra de toute façon compter sur leur enthousiasme, car le capitaine des pirates luxembourgeois clame avec conviction : « On est ici pour rester ! ».

1 Pour des données précises sur cet électorat voir : Dumont, P., Kies, R., Spreitzer, A., Bozinis, M. and P. Poirier, 2010, Analyse des élections au Luxembourg de Juin 2009, Rapport Elect financé par la chambre des députés au Luxembourg, Luxembourg : Service central des imprimés de l’État.
Raphaël Kies
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