Exclusif : Retour détaillé sur l’affaire Luxleaks avec Antoine Deltour

Personne n’est prêt à aller en prison

d'Lëtzebuerger Land du 17.04.2015

Le 6 novembre 2014, juste après la prise de fonction de Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission européenne, un consortium international de journalistes (ICJI) lance « Luxleaks ». Sur son site sont publiés des centaines de rulings, des accords fiscaux de sociétés multinationales comme Amazon ou Pepsi avec le fisc luxembourgeois. Dans leurs reportages, les journalistes dénoncent l’optimisation fiscale agressive que permettaient les rulings luxembourgeois, menant à des taux d’imposition réels proches de zéro pour cent. En décembre, Antoine Deltour est inculpé par la justice luxembourgeoise : c’était lui qui avait copié les documents avant son départ de chez PWC en 2010 et qui les avait confiés à un journaliste. Le Land a rencontré Antoine Deltour à Nancy pour un entretien exclusif sur ses motivations, le déroulement de l’affaire, la morale, l’économie luxembourgeoise et le procès qui l’attend.

d’Lëtzebuerger Land: Qui est Antoine Deltour ?

Antoine Deltour : Je suis né le 28 décembre 1985 à Épinal. J’ai fait l’école supérieure de commerce de Bordeaux, où je me suis spécialisé en contrôle de gestion et audit. C’est par un stage de fin d’études chez PWC à Luxembourg que j’ai commencé ma carrière. Ils m’ont embauché en CDI par la suite, en 2008.

Pourquoi avez-vous choisi PWC à Luxembourg comme entrée dans la vie professionnelle ?

Avec ma spécialisation en contrôle de gestion et audit, les cabinets d’audit sont un débouché naturel, ce sont de grands pourvoyeurs d’emplois à la sortie de l’école. Cela permet d’acquérir rapidement beaucoup d’expérience, de voir ce qui se passe dans le monde économique. La plupart de mes camarades ont commencé leur carrière dans un cabinet d’audit.

Et pourquoi à Luxembourg ?

Je suis Lorrain, cela paraît naturel de travailler à Luxembourg et les salaires, sont plus attractifs qu’en province en France.

Vous êtes-vous installé en ville ou traversiez-vous la frontière tous les jours ?

J’étais dans une résidence pour stagiaires à Limpertsberg.

Vous connaissiez bien le pays et la ville avant de vous y installer ?

Non, pas du tout. Je n’y étais même jamais allé auparavant. Mais c’est un cadre de vie agréable. C’est une ville sympathique. Cela me convenait très bien. Pour preuve : j’y suis resté après en CDI.

Dans vos interviews depuis la sortie de Luxleaks, vous disiez que c’était un secret de polichinelle que le Luxembourg avait basé son développement en partie sur une fiscalité attractive. Au moment de la signature de votre CDI chez PWC, aviez-vous des doutes ou des scrupules par rapport à la nature du conseil fiscal que le cabinet offrait à ses clients ?

Non, aucun. Encore une fois : Cela me paraît tout à fait cohérent comme début de carrière et je pense qu’on est moins exigeant à ce moment-là. On cherche surtout du travail. Peut-être qu’à Luxembourg cela paraît moins important parce qu’il est plus facile de trouver un emploi. Mais, en France, il y a presque dix pour cent de chômage depuis… (il réfléchit) en fait depuis que je suis né. Du coup, c’est déjà bien de trouver un CDI. On ne se pose pas tellement de questions.

Vous n’avez jamais travaillé pour le département de conseil fiscal d’où proviennent les documents que vous avez copiés. Comment vous êtes-vous rendu compte de l’ampleur de l’optimisation fiscale ?

C’est une découverte qui s’est faite très progressivement. Ce n’est pas comme si, du jour au lendemain, je m’étais dit : « Et ben, ça c’est vraiment scandaleux ! » Au fur et à mesure, dans le cadre des mes activités d’audit, j’ai vu des cas de clients où l’optimisation fiscale paraissait particulièrement extrême. Il y avait aussi les conversations de couloir, les bruits qui courraient que des tax rulings pourraient être contestés par des administrations fiscales étrangères parce que l’interprétation des opérations n’est pas forcément la même au Luxembourg que dans d’autres pays. Ce sont des choses qui interpellent.

C’était la principale motivation pour quitter PWC en 2010 et chercher un autre emploi ?

Oui, ça faisait partie des réflexions. Je suis quelqu’un de très réfléchi. Je ne me suis pas dit subitement : « Maintenant, je vais voir ailleurs ». Ce n’est pas non plus un secret que le turn-over dans des cabinets pareils est très élevé parce que le cadre de travail est très exigeant. Il y a beaucoup de gens qui partent parce qu’ils ne supportent pas le rythme ou les responsabilités qui vont croissantes. Inversement pour supporter les conditions de travail, il faut que chacun trouve ses motivations. Les promotions rapides, les augmentations de paie qui vont avec...

… Vous n’étiez pas intéressé par ce genre de carrière ?

Moi, je me demandais si cette perspective professionnelle valait le prix de la vie que je menais à ce moment-là. Je considérais que non, cela ne me convenait pas. Mais j’étais quelqu’un de plutôt apprécié dans mon travail. J’ai d’ailleurs travaillé jusqu’au dernier jour. Ce n’est pas pour me vanter, mais je n’étais pas du tout en de mauvais termes avec mon employeur. Lorsque j’ai démissionné, cela a surpris tous mes collègues. Je venais d’être promu. Le bonus « B » que je venais de recevoir me distinguait un peu de la grande majorité des salariés. On a d’ailleurs continué à me donner du travail pendant mon préavis.

Vous avez déjà expliqué ailleurs que c’est la veille de votre départ que vous avez copié les documents. Est-ce que vous saviez déjà que les rulings étaient déposés sur le serveur ou est-ce à ce moment-là que vous l’avez découvert ?

Je n’ai pas un souvenir très précis de cet épisode-là, parce que c’était en 2010, ce n’est donc plus très récent. Je ne me rappelle pas du tout, par exemple, du fait que c’était la veille de mon départ. C’est au bureau de la juge pendant mon audition qu’on me l’a rappelé, parce qu’on a retrouvé la trace informatique du « copier-coller » que j’avais fait. Mais pour en revenir aux documents : j'ai découvert à ce moment là qu’ils étaient dans un dossier partagé en réseau. Je n’ai pas le souvenir qu’en deux ans de carrière dans la fonction d’audit, je me sois servi de ce réseau-là. En tout cas ce n’était pas quelque chose que j’utilisais au quotidien et je ne savais pas ce qu’il y avait dedans.

Pourquoi avez-vous ouvert le dossier ?

J’étais à la recherche de documents de formation. Je n’avais pas de projet professionnel très précis. Je voulais passer des concours de la fonction publique en France. Mais je n’étais pas certain de les réussir, donc je n’excluais pas de retourner un jour dans le même secteur d’activité. Pendant deux ans, j'ai eu accès à des documents de formation pour apprendre les techniques. C’est une base de connaissance. J’avais des scrupules à la copier. J’en ai parlé à des collègues qui disaient « tout le monde le fait, il n’y a pas de problème ».

Pour copier les documents de formation ?

Oui. C’est en cherchant ces documents de formation que j’ai découvert que ce réseau contenait énormément de choses. Et je suis tombé sur un dossier qui s’appelait « ATA » pour Advance tax agreements – c’est le nom officiel pour les tax rulings. Je l’ai ouvert, j’ai vu qu’il contenait une grande quantité de tax rulings. J’ai pris la décision de copier ce dossier. Je n’ai pas parcouru les 500 et quelques tax rulings. J’en avais utilisé dans le cadre de mon activité d’auditeur, je savais à quoi servaient ces documents, quelle était leur utilité. La particularité de ces documents c’est qu’ils décrivent avec une très grande précision et une grande limpidité la manière dont fonctionnent les schémas de structuration financière, souvent à des fins fiscales.

Comment avez vous procédé ? Vous étiez seul dans un bureau ou est-ce qu’il y avait des gens autour de vous ?

Encore, c'est la justice qui m’en a rappelé les détails. C'était en fin de journée de travail. Comme c’était des bureaux open-space, il devait y avoir encore quelques personnes autour.

Mais si vous aviez des scrupules à télécharger des documents de formations vous avez dû avoir peur de vous faire attraper en copiant des rulings avec des gens autour de vous ? Combien de temps met-on pour copier autant de fichiers ?

Pour le coup c’était une décision lourde et effectivement, si j’ai eu des scrupules en copiant des documents de formation, pour les tax rulings je savais très clairement que je n’avais aucune raison de le faire et que c’était injustifiable du point de vue de l’employeur. Effectivement, je n’étais pas spécialement serein en copiant les fichiers. Et ça a pris un certain temps, c’était un dossier qui pesait plusieurs gigaoctet de données.

Mais personne n’a découvert ce que vous étiez en train de faire ?

Personne ne surveille ce qu’on fait derrière un ordinateur.

Avez-vous copié les données sur une clé USB ou est-ce que « la clé » est du domaine des légendes ?

Non, tous les auditeurs ont des ordinateurs portables parce qu’ils travaillent souvent chez les clients. J’ai copié les données sur cet ordinateur professionnel que j’ai rendu après à l’entreprise. De cet ordinateur je les ai recopiées sur un disque dur externe ou sur mon PC privé, je n’en suis plus très sûr, mais il n’y a pas eu de clé USB.

Au moment où vous avez fait le « copier-coller », est-ce que vous aviez déjà l’intention de les diffuser, de les rendre publics ?

Non, je n’avais pas d’intentions précises. Il y avait de grosses restrictions sur la circulation de ces documents-là qui étaient considérés comme sensibles. Et pour cause – il y avait un risque de litige avec les administrations étrangères. Et quand j’ai vu un dossier non-protégé qui contenait autant de tax rulings, je me suis dit que c’était une anomalie. En tant qu’auditeur, on n’accède qu’aux dossier qui nous concernent, il faut faire des demandes d’accès précises auprès de l’associé ou du manager en charge du dossier. Et du coup, c’était incroyable de trouver ce dossier. J’étais très surpris et c’est cela qui a contribué à ma décision de les copier. Je ne savais pas ce que j’allais en faire.

Vous avez répété à plusieurs reprises que vous avez agi par conviction. Vous parlez beaucoup d’éthique, d’équité. Est-ce que ces convictions se traduisent par un engagement politique ?

Non, j’ai mes opinions, je m’intéresse à la politique, comme tous les gens qui votent, mais je n’ai jamais milité.

Vous avez dit que la pratique d’optimisation fiscale vous paraissait particulièrement scandaleuse à un moment où les recettes fiscales des États diminuaient.

Le consentement à l’impôt, c’est quand même quelque chose de fondateur de l’État de droit. C’est inscrit dans la majorité des constitutions des États européens. C’est ce qui forge la société, un liant puissant pour la chose publique. Si on constate que certains contribuables arrivent à échapper presque totalement à l’impôt, cela provoque chez les autres contribuables un sentiment d’injustice profond qui pourrait légitimer la fraude ou en tout cas un sentiment de rejet de l’impôt. Pour moi, c’est une menace profonde contre les démocraties. Après il y a effectivement le contexte de crise qui fait que les contraintes budgétaires pèsent lourdement sur les comptes publics et les ménages, précisément à un moment où les besoins sociaux augmentent. Un autre problème c’est la distorsion de la concurrence : les stratégies de planification fiscale agressive ne sont accessibles par nature qu’aux entreprises qui ont une implantation internationale. Après tout, le but de l’optimisation fiscale est d’exploiter les failles entre les réglementations nationales, les asymétries d’interprétation. Une PME qui n’est active que dans un seul pays n’a pas accès à ces montages-là. Mais les multinationales qui échappent presque totalement à l’impôt interviennent sur les mêmes marchés que les PME. Sans en citer de noms, on peut donner l’exemple d’une librairie en ligne (rires) qui pratique l’optimisation fiscale et qui arrive à des taux d’imposition effectifs extrêmement bas. Elle a un avantage gigantesque sur un libraire local, qui paye en France 33 pour cent ou 28 pour cent au Luxembourg en impôts. Et il se trouve que les PME sont de gros pourvoyeurs d’emplois. Enfin, ces multinationales ont elles-mêmes besoin des services publics. Par exemple une librairie en ligne a besoin de routes pour livrer ses colis. Pourquoi ne contribuerait-elle pas au financement de ces routes ? Cela correspond à une vision très marchande des services publics, je n’y souscris pas entièrement, mais cela reste un argument très puissant.

Revenons à la manière dont le Luxembourg a été épinglé. Dans les débats en Grande Bretagne et en Allemagne, il y a eu des commentateurs qui ont qualifié le Luxembourg « d’État de non-droit » ou encore de pays qui n’avait pas le droit d’exister. Est-ce que vous souscrivez à ce genre de commentaires ?

Non, non, pas du tout. Je pense que le Luxembourg est un État de droit, sinon je n’aurais pas accepté d’y habiter pendant deux ans. De toute façon, je suis Lorrain, et le Luxembourg est clairement « une bouée de sauvetage » économique. La Lorraine a subi la même crise économique que le Luxembourg et continue de la subir parce que justement ,on n’a pas eu cette stratégie de développement du secteur financier, et le secteur financier du Luxembourg profite très massivement à la Lorraine. Il y a déjà des gros problèmes de chômage en Lorraine et clairement je souhaite que le Luxembourg continue à être prospère.

Vous ne pensez pas que l’alerte Luxleaks nuise à la place financière luxembourgeoise.

Je ne pense pas que Luxleaks nuise tellement aux intérêts du Luxembourg. D’une part la marche vers la transparence fiscale était bien initiée avant Luxleaks. Le gouvernement Bettel avait quand-même pris des initiatives, et je pense qu’il faut s’en réjouir. Luxleaks contribue à accélérer ce mouvement. Cela contribue à une pérennisation de la place financière, parce que si elle continuait à s’enfermer dans des pratiques trop critiquées à l’étranger, il y aurait un moment où cela présenterait un risque de réputation. Si le Luxembourg n’est pas sur la liste des pays qu’on pointe du doigt, le secteur financier pourra perdurer. D’autre part, l’autre gros sujet, c’est la substance économique. Je pense qu’en allant vers la transparence fiscale et en normalisant un peu certaines pratiques, on va vers plus de substance économique. Cela pourrait faire fuir certaines multinationales, mais celles qui décideront de rester recruteront davantage de personnes. Parce que je suis convaincu que le Luxembourg a d’autres attraits que la fiscalité, comme l’infrastructure, l’emplacement géographique ou le multilinguisme, et je pense sincèrement que ce n’est pas du baratin, mais du sérieux.

Vous êtes resté assis sur les documents pendant combien de temps ?

Pendant plusieurs semaines je n’en ai strictement rien fait. Si mon intention avait été de tous les rendre publics et de créer le scandale, j’aurais pu le faire à ce moment-là et envoyer tout à Wikileaks qui existait déjà.

Pourquoi avez vous plutôt choisi de les donner à un journaliste ?

Ma première démarche était de prendre contact avec des ONG qui travaillaient sur les sujets de fiscalité internationale en leur proposant de partager mon expérience au Luxembourg. Ça n’a pas abouti à grand chose.

Pourquoi ?

Ce sont des sujets assez techniques et les ressources des ONG sont très limitées, ils ont peu de moyens. Je n’étais pas connu non plus. J’étais quelqu’un qui déboulait de nulle part – c’était donc normal qu’ils soient sceptiques.

Donc vous avez choisi de contacter des journalistes ?

Non, mais pendant la préparation des concours, je lisais beaucoup la presse, les articles de fond et je postais parfois des commentaires et donnais mon opinion, notamment sur des articles qui traitaient de fiscalité. Je faisais cela en tant que citoyen, je ne me présentais jamais en tant qu’ancien auditeur de tel ou tel cabinet. Franchement, j’avais quand-même conscience des obligations du secret professionnel et je n’ai jamais eu l’intention de livrer des noms de clients. C’est un de ces commentaires qui a rendu attentif un journaliste qui faisait des recherches documentaires en vue d’une enquête sur l’optimisation fiscale.

C’est donc lui qui vous a contacté ?

Oui, il m’a contacté sans en savoir plus. C’était vers la mi-2011. Il a très vite compris que j’avais des choses intéressantes à lui dire dans le cadre de son enquête. Il ne connaissait pas parfaitement le sujet, comme les journalistes passent très souvent d’un thème à l’autre. Il a également très vite compris que j’avais une grande quantité de documents et il m’a demandé l’autorisation d’en faire une copie. C’était une décision très, très lourde.

Plus que de les copier chez PWC ?

Oui, parce que jusque-là ils restaient sur mon ordinateur ; il y avait peu de risques. Mais j’ai pris la décision d’accepter qu’il fasse une copie de ces documents.

Vous avez dit que vous ne vouliez pas que les noms de votre cabinet et des sociétés soient divulgués. Le résultat de cette prise de contact était l’émission « Cash Investigation » sur France 2 qui justement dévoilait les noms de certaines sociétés. Vous en étiez mis au courant avant la diffusion en mai 2012 ?

Absolument pas. J’avais même donné des instructions contraires. J’ai peut-être été négligeant dans mes relations avec ce journaliste. Maintenant je sais qu’il faut être extrêmement prudent. Ça prouve aussi que j’ai une démarche d’amateur.

Est-ce que vous avez suivi les débats qui ont suivi le reportage de France 2 au Luxembourg ?

J’ai regardé un peu la presse, mais les suites de l’émission étaient quand-même relativement modérées. Il y avait quelques articles, mais c’était d’une toute autre ampleur que ce qui a suivi avec Luxleaks en novembre 2014.

PWC a porté plainte contre X assez rapidement après la diffusion de l’émission en mai 2012. Est-ce que vous étiez au courant de cela ?

Non.

Selon les informations de la justice, la première tentative de commission rogatoire avait été lancée en date du 18 juin 2012, donc vous avez été identifié assez rapidement.

D’après ce que je comprends, on a pu retrouver la trace informatique du « copier-coller » que j’avais fait deux ans auparavant.

La justice luxembourgeoise a joué au chat et à la souris avec la justice française à partir de ce moment-là, sans que vous en soyez au courant ?

Non, mais j’ai lu un article dans le Luxemburger Wort qui expliquait cela. La justice française a eu des difficultés à coopérer. Je pense que c’est par manque de moyens. C’est vrai que j’ai pas mal déménagé pendant ce temps, pour des formations par exemple. En tout cas, je n’étais pas au courant que j’avais été identifié et qu’il y a avait une instruction lancée contre moi. Je ne l’ai appris qu’à la mi-2014. Plus le temps passait, plus je me disais que c’était une affaire qui était derrière moi, qu’on n'en parlerait plus. Je commençais à devenir un peu plus tranquille d’esprit.

Donc vous aviez peur après la diffusion de l’émission ?

Je n’avais pas spécialement peur, mais c’est quand-même un poids. Je gardais un secret. C’est le genre de chose qu’on ne peut raconter qu'aux gens très proches, dignes de confiance. Je ne m’en vantais pas, et ce n’est pas toujours évident de garder les choses pour soi.

Vous ne saviez pas que l’International Consortium of Journalists (ICIJ) avait obtenu les documents ?

Non.

Vous l’avez su quand et comment ?

J’ai eu des indications comme quoi il y aurait une nouvelle initiative médiatique sur la base des documents, mais je n’avais pas de connaissance précise de ce qui allait venir. En tout cas je n’ai jamais eu de contacts avec les journalistes de l’ICIJ.

Si vous étiez étonné de voir sortir les noms de PWC et de certaines entreprises dans l’émission Cash Investigation, quel effet cela vous a-t-il fait de voir tous les documents publiés en ligne ?

C’est pareil, ça fait partie des choses que j’ai découvertes petit à petit un peu comme l’interview de Wim Piot (partner de PWC Luxembourg en charge du département de conseil fiscal, ndlr.) sur « Cash Investigation ». Là j’ai découvert : Ah ! Tous les documents sont en ligne !

Et donc, vous aviez quelques sueurs froides ?

Que des journalistes enquêtent au-delà de ce qu’Edouard Perrin (auteur de l’émission « Cash Investigation », ndlr.) avait fait en 2012, c’est bien, parce que, clairement, son émission n’avait eu que peu d’impact. Je pense qu’il s'agissait d’exploiter au mieux un matériau exceptionnel. Des journalistes qui tombent sur une source d’information pareille, c’est quand même pas tous les quatre matins.

Mais justement, vous ne vouliez pas que les exemples précis, les noms sortent.

Encore une fois : je regrette que des noms de clients sortent, parce que c’est la stratégie du blame and shame. Or, est-ce que c’est justifié quand il s’agit de pratiques systémiques ? Il y a là 300 et quelques multinationales qui ont la malchance de se retrouver dans un dossier qui n’était pas protégé. Je pense qu’il en a beaucoup d’autres chez PWC, et il y en a au moins autant chez les autres cabinets d’audit au Luxembourg. Sans parler de Jersey, des Pays-Bas, de Malte ou de l’Irlande. Pourquoi donc taper sur le Luxembourg et pourquoi taper sur les quelques multinationales qui étaient dans ce dossier-là ? Je pense que ces enquêtes journalistiques auraient pu être faites sans dire « c’est telle boîte ». Après, c’est des enquêtes qui étaient intéressantes parce qu’elles montrent : Voilà un schéma qui permet un taux effectif d’imposition de 0,0156 pour cent. Ce sont des exemples qu’Edouard Perrin n’avait pas exploités. Donc, tant mieux. Mais je ne m’attendais pas du tout à ce que tout se retrouve en ligne et clairement ce n’était pas bon pour moi.

Pourquoi ? Est-ce que cela fait une différence au niveau de votre dossier, puisque vous étiez déjà identifié comme source ?

La comparaison entre la liste des documents sur mon ordinateur et celle qui est en ligne renforce l’identification de la fuite. Il y a un rapprochement encore plus évident qui a pu être fait. Pour moi, cela ne change pas grand chose. Mais les conséquences pour les clients sont d’autant plus importantes. Ça n'a jamais été mon intention de tout rendre public et de pointer du doigt quelques entreprises.

Vous pensez que des clients vont porter plainte contre PWC ?

Je ne pense pas qu’ils le feront, parce que cela donnerait encore plus d’écho à cette affaire.

Depuis, vous avez décidé de sortir de l’ombre …

Oui, mais ce n’était pas une décision isolée. Ce sont mes avocats qui ont mis l’idée sur la table. Et, encore une fois, c’est une réflexion qui a pris un certain temps. L’argument en faveur c’était pour ne pas rester isolé. Dans les cas connus de lanceurs d’alerte, ceux-ci subissent des répercussions différentes. Le plus courant c’est de se faire licencier. C’est le cas du deuxième lanceur d’alerte de Luxleaks I qui, comme je l'ai appris par la presse, travaillait encore chez PWC et s’est fait licencier. Cela présente un énorme problème au niveau de l’employabilité. Puis, au niveau judiciaire, l’isolement accroît le risque que je sois condamné lourdement pour dissuader d’autres lanceurs d’alerte. S’il y a une grande publicité, je peux toujours me faire condamner lourdement – la justice est indépendante –, mais cela se saura et suscitera des réactions. C’est une évidence, ce n’est pas de la mégalomanie.

Vous avez indiqué ailleurs que votre « coming out », le fait d’assumer publiquement était cohérent avec votre démarche, alors que pendant des années vous aviez préféré rester anonyme.

Ce qui a convaincu mon avocat luxembourgeois, qui a peut-être un peu plus la culture de la discrétion, c’est que dès la sortie de mon audition, le parquet du Luxembourg a diffusé un communiqué de presse pour annoncer mon inculpation. Dans la soirée même, il y avait tout de suite des articles qui n’étaient pas du tout en ma faveur, qui titraient « Le voleur français » ou « La taupe de PWC ». Donc cela paraissait quand même justifié de donner ma version des faits, de dire mes motivations, que j'assume pleinement. Mon but n’était pas de lancer une attaque organisée contre le Luxembourg. Or, c’est ainsi que beaucoup de monde l’a perçu. Je pense que cela est très lié à la manière dont la presse a exploité Luxleaks. Elle a voulu en en faire une histoire autour de Jean-Claude Juncker, alors que les montages documentés sont à l’échelle européenne, voire mondiale. Clairement, il n’y pas que le Luxembourg qui intervient.

Depuis votre sortie du bois, comment votre vie a-t-elle changé ? On vous appelle désormais l’Edward Snowden français.

(Rires). C’est mon avocat qui le dit, mais moi je ne le revendique pas. Effectivement ça change beaucoup la vie. Dans ma démarche, j’ai fait des erreurs, c’est clair. J’ai manqué de précaution dans mes relations avec les journalistes. Dans mes relations actuelles avec les médias, il y a aussi des erreurs. C’est improvisé, ça me tombe dessus. Je pense que c’est ce qui arrive à la plupart des lanceurs d’alerte. J’ai pu en rencontrer d’autres et ce qui caractérise leur expérience, ce qu’on a en commun, c’est le manque de préparation. Après, il faut s’adapter – je suis inculpé, cela a été médiatisé, je reçois pleins de mails, de sollicitations, il faut s’organiser, mettre en place un comité de soutien, mettre en ligne une pétition, la traduire en anglais… Ce sont des choses bêtes, mais ça prend énormément de temps, donc ça change l’équilibre de la vie privée. Ce n’est pas très agréable.

Vous travaillez encore à temps plein ?

Depuis mars, je travaille à temps partiel, le temps de mettre tout ça en place.

Est-ce que vous avez des nouvelles par rapport au calendrier de votre procès ?

Nous n’avons pas de nouvelles officielles, mais on s’attend à ce que le procès débute la seconde moitié de l’année.

Est-ce que l’absence de calendrier vous paraît être un indice qu’il y ait des scrupules à vous condamner, justement pour des raisons de stratégie médiatique ?

Je n’ai aucun élément par rapport à cela, je ne connais pas leurs réflexions et j’espère sincèrement que la justice soit indépendante. J’essaie tout simplement de montrer que ce que j’ai fait est dans l’intérêt général. Le secrétaire général de l’OCDE, qui n’est pas le premier gauchiste venu, qualifie l’échange automatique de rulings, proposé par la Commission européenne, d'étape révolutionnaire, la Commission européenne cite Luxleaks comme catalyseur pour la directive Moscovici. Au vu de ces répercussions, je me dis : Bien sûr que c’était justifié.

Et vous êtes prêt à aller en prison pour cette cause ?

Personne n’est prêt à aller en prison, j’aimerais bien l’éviter.

Michèle Sinner
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