Musique classique

Sur les cimes

d'Lëtzebuerger Land du 20.12.2019

Crise ? Blues de l’hiver ? Un temps à ne pas mettre un chien dehors ? Et alors ? Le vaisseau amiral de la vie musicale a tôt fait de trouver sa vitesse de croisière en cette nouvelle saison, grâce à la persévérance du capitaine, Gustavo Gimeno. Aussi le public était-il venu nombreux, le 12 décembre, à la Philharmonie, pour savourer les deux chefs-d’œuvre que le maestro ibérique avait inscrits au programme.

Par amour des paradoxes, on pourrait dire que l’Inachevée est la symphonie la plus aboutie de Schubert, la quintessence de l’« effrayant génie » de celui qui prétendait qu’il n’était « venu au monde que pour composer ». Extralucide, le patron de l’OPL la prend au pied non pas de la lettre, mais de l’esprit, en l’inscrivant dans une spirale ascendante, étirée « infiniment » entre ciel et terre. Maître et en même temps serviteur, il s’emploie à raviver l’âme terriblement déchirée du doux Franz. Dès les premières mesures de l’Allegro moderato, un sentiment d’angoisse, mélange d’amour et de spleen, étreint l’auditeur pour ne plus le lâcher. Et que dire de l’Andante con moto ? Poignant, sublime dans la manière dont le chef y marie le rêve et l’extase ! Cette Inachevée a l’art de vous « achever » par les questions eschatologiques qu’elle soulève, sans jamais rien escamoter du mal-être de son auteur, qui, bien qu’il se sache condamné, ne craint pas de fixer la Camarde droit dans les yeux. Le Wanderer s’y fait discret, avance sur la pointe des pieds, à pas feutrés, dont l’excellente acoustique du grand auditorium, qui ne pardonne pas la moindre hésitation, ne manque pas de souligner l’aspect « marche à l’abîme ». Une mention spéciale revient au premier hautbois pour la tendresse prenante de son chant.

Après les frissons délétères que délivre cette immense quête métaphysique inassouvie, place à Rossini, « le seul homme qui soit né avec du génie », disait de lui Stendhal, poussant le bouchon un peu loin, un compositeur dont on commence tout juste à entrevoir le vrai visage. Contagieuse à n’en point douter, la « Rossinite » actuelle n’a rien d’une maladie honteuse. Parmi les plus sévères contempteurs du Signor Vacarmini, ni Schumann, ni même Wagner, qui le traitait pourtant de « gros épicurien farci de mortadelle », n’ont pu résister à son charme et à sa faconde.

« Donnez-moi une note de blanchisseuse, et je la mets en musique », déclarait le paresseux mais prodigieusement doué maestrissimo de Pesaro. Gourmand (le tournedos qui porte son nom !), hédoniste, composant comme on respire, Rossini ne fut rien du dilettante que sa nature heureuse laissait présager. Le Stabat Mater, séquence médiévale dramatique entre toutes, chef-d’œuvre immarcescible à propos duquel le poète Heinrich Heine parlait de bouleversante « sensation d’infini », vient nous le rappeler. Un « opéra religieux » ? Une « sacrée musique » ? « Un vaisseau voguant vers un au-delà mystique » (Alain Duault) ? Tous les jeux de mots sont autorisés, et ceux de Rossini en premier. Toujours est-il que, dans cette page hors norme qui requiert des voix de feu et une technique d’acier, l’Italien se montre non pas d’une truculence débonnaire, mais pétri de pathos (admirablement incarné par le quatuor d’excellents solistes vocaux – de la pureté immaculée de la soprano Maria Agresta à la transparence extatique de la mezzo Daniela Barcellona, de la tonicité dorée du ténor René Barbera au velouté mordoré de la basse Carlo Lepore – ainsi que par le chœur d’exception qu’est le Wiener Singverein, animé par une véritable ferveur), et féru d’écriture instrumentale, à l’image du gracieux solo de flûte dans la Cavatina, ou du fulgurant crescendo qui marque le fougueux finale, lequel, après une brillante double fugue, débouche sur une péroraison grandiose, hymne triomphal tant à l’homme qu’à Dieu. Qui plus est, à l’authenticité des voix et des instruments répond celle des atmosphères, telles que les ressuscite Gustavo Gimeno, traversées qu’elles sont d’éclats de pure émotion.

Mariant rigueur et vigueur, vitalité et inventivité, Gimeno signe avec ce Rossini une réalisation des plus réussies. Aussi, le moins que l’on puisse dire, c’est que chef et orchestre étaient au rendez-vous. Tout comme, du reste, le public, tellement saisi par l’émotion que ses applaudissements mirent du temps à venir, avant d’éclater de manière franchement enthousiaste. Merci et chapeau bas, Señor Gimeno !

José Voss
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