Pour un débat critique dans les musées

Guy Debord, les musées et le spectacle communicationnel

d'Lëtzebuerger Land du 18.05.2018

À l’heure où l’on célèbre, un peu partout, le cinquantième anniversaire des événements de Mai 68 – sans que l’on sache exactement ce qui, en réalité, est célébré : l’échec des utopies d’une jeunesse née pendant la guerre ? Le triomphe des valeurs du consumérisme que pourtant cette jeunesse dénonçait ? La transformation en parodie des démocraties qu’elle voulait pourtant directes et participatives ? – Il est intéressant de relire La société du spectacle de Guy Debord, livre paru en 1967 et qui a beaucoup servi d’inspiration et de base théorique aux débats de l’époque. C’est ce célèbre situationniste qui, dès 1953, dans le quartier Saint-Germain-des-Prés alors grouillant d’intellectuels, écrivit à la craie sur un mur « Ne travaillez jamais », slogan largement repris par les émeutiers quinze ans plus tard : on peut mesurer l’ironie des célébrations actuelles au fait que lorsqu’en 2015, à Luxembourg, des jeunes de Richtung 22 s’aventurent à railler l’hymne national et le référendum qui venait de se tenir en inscrivant des textes à la craie sur le parvis de la Philharmonie, ils sont accusés de dégradation puis condamnés pour « souillure de bâtiment » en première instance, avant d’être acquittés en appel. Ainsi, toute manifestation critique, autonome, non contrôlée, au lieu d’être débattue sur le fond, est désormais désamorcée, voire étouffée dans l’œuf, parce qu’on la fait passer pour une perturbation de l’ordre public, un crime de lèse-politically correctness, une interruption malvenue du spectacle lisse et global dans lequel nous sommes immergés.

Il est probable que Guy Debord, fondateur de l’Internationale Situationniste, verrait dans cet exemple, comme dans beaucoup d’autres que l’on pourrait tirer de la société contemporaine, une confirmation de ses thèses, lesquelles sont toujours étonnamment pertinentes, même après l’avènement d’internet et des réseaux sociaux électroniques, que l’auteur n’a pas connu.

Pour Guy Debord, nous vivons depuis l’époque baroque un « art du changement », dont aucun classicisme ou néo-classicisme ne parviendra plus à freiner la progression, et qui « porte en lui le principe éphémère qu’il découvre dans le monde », ce qui inéluctablement le mènera à sa propre dissolution. Il en découle ce constat étonnant : « La disparition de l’art historique qui était lié à la communication interne d’une élite […] traduit aussi ce fait que le capitalisme connaît le premier pouvoir de classe dépouillé de toute qualité ontologique ; et dont la racine du pouvoir dans la simple gestion de l’économie est également la perte de toute maîtrise humaine ». Cette thèse, tout comme celle dans laquelle il voit dans la « consommation actuelle de la totalité du passé artistique » un « édifice baroque à un niveau plus élevé » est d’autant plus prophétique qu’elle a été écrite avant l’apparition massive des musées d’art contemporain et des expositions événementielles dans le dernier quart du XXe siècle. De fait, la marchandisation à laquelle la culture et l’art ont été soumis depuis et qui en a fait des produits de consommation courante, ne repose que sur le marketing et la « communication de l’incommunicable » des industries culturelles au service du projet « d’une restructuration sans communauté ». D’où l’émergence du spectateur-consommateur, « homme méprisable », d’ailleurs superbement méprisé par « les spécialistes du pouvoir du spectacle » (il n’y a qu’à voir les queues devant les expositions blockbuster, lors des soldes aux magasins ou du lancement d’un produit à la mode, type nouvel iPhone, par exemple).

Pourtant, des tentatives existent pour échapper à – ou du moins réfléchir sur - cette spectacularisation du monde (où tout n’est que paraître sans être) et à la communication vidée de contenu réel (ou langue de bois), mais elles sont rarement le fait d’institutions centrales ou mainstream, puisque celles-ci sont justement les figures de proue de la société spectaculaire dénoncée par Debord et ne font que refléter l’accaparement des instances publiques par les lobbies privés.

Ainsi, le Kunstmuseum Vaduz a organisé en novembre 2017, dans le cadre de la biennale de Venise, un symposium intitulé Art Museum practice in times of micro-narratives – Examining art museums’ new attitudes to their professional and socio-political contexts et dont les textes feront prochainement l’objet d’une publication.

Dès l’introduction, une référence est faite à Bert Theis, l’artiste luxembourgeois qui, pendant plus de quinze ans, a mené un combat artistique fight-specific pour préserver l’Isola, un quartier populaire à Milan, du projet urbanistique d’une multinationale qui allait en détruire le tissu de solidarité sociale et historique (comme pour confirmer Debord, l’embourgeoisement ou la « gentrification » d’un quartier – phénomène qui s’est généralisé depuis l’ère néo-libérale inaugurée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher et qui est l’un des symptômes de l’écart grandissant entre riches et pauvres à l’échelle mondiale – fait partie d’un spectacle et donc, comme tout spectacle, est un mensonge : « La vérité de cette société n’est rien d’autre que la négation de cette société »).

Les intervenants du symposium ont décrit leur pratique de responsables d’un musée public en l’insérant dans son contexte historique, social, culturel et politique – et ces contextes sont, de toute évidence, singuliers, dès lors qu’on ne les aborde pas uniquement sous l’aspect abstrait et unificateur de la mondialisation à laquelle ils participent tous, à des degrés différents et avec des conséquences inégales.

Jérémie McGowan, directeur du Nordnorsk Kunstmuseum de Tromsø en Norvège, est surtout confronté à la question de la sous-représentation des minorités Sámi dans les institutions culturelles de sa région. Ce peuple indigène a subi un violent processus de « norvégisation » pendant plus de deux siècles et essaye depuis peu, sans grands succès, d’acquérir plus de visibilité et de légitimité : McGowan a donc fait disparaître son musée « norvégien » le temps d’une exposition, pour créer un musée dédié à l’art et à la culture Sámi, avec logo, identité graphique et présentation d’œuvres. Ce geste radical, plus proche d’une démarche artistique que d’une approche muséale, a eu un énorme retentissement et a fait débattre sur la nécessaire « décolonisation et indigénisation des musées », ces derniers étant rarement représentatifs de l’ensemble de la société dans laquelle ils opèrent ; il met également en avant le concept du musée existant en tant « qu’arène pour des actions là où et quand elles sont nécessaires ».

L’histoire complexe du Musée d’art contemporain de Belgrade, exposée par Zoran Erić, montre combien les aléas politiques peuvent influer tragiquement sur la destinée d’une institution pourtant envisagée au départ comme le fleuron culturel d’un pays : ouvert en 1965 en ayant pris comme modèle le MoMA de New York (qui à l’époque déjà avait cessé d’être ce qu’il y a de plus novateur dans son genre), il s’est retrouvé, après la mort de Tito et la période de décomposition de la Yougoslavie, en butte à l’idéologie nationaliste de laquelle il sort en tant que musée provincial et sans vision. Après 2000, la privatisation néolibérale qui a submergé toutes les sphères de la société serbe, n’a fait, selon l’intervenant, que renforcer les structures de pouvoir « proto-démocratiques » qui y prévalaient, à savoir les mécanismes autoritaires et l’exclusion des citoyens dans les processus décisionnels, la non-transparence et la communication top-down, les abus de biens publics accompagnés de blanchiment d’argent, tout cela diminuant le rôle réel de la culture et du musée dans cette même société, qui n’existent plus que comme instruments de « marketing politique ».

En se référant au projet Arte Util de l’artiste Tania Bruguera et au lexique de l’« usager » élaboré par le théoricien Stephen Wright, Alistair Hudson a parlé de l’extraordinaire expérience d’un musée utile à l’ère post-artistique qu’il a menée à Middlesbrough, une ville du nord-est de l’Angleterre. Longtemps siège d’une riche industrie sidérurgique, elle a connu un déclin rapide à l’époque de Margaret Thatcher et ne s’est pas relevée depuis : l’effondrement des cultures et des solidarités ouvrières, remplacées par la pauvreté, la précarité, le sentiment d’une perte de contrôle et de dignité ont fait, entre autres, qu’on y a voté en masse pour le Brexit en 2016. Réactualisant les thèses de John Ruskin pour le mouvement Arts & Crafts qui luttait contre la déshumanisation de la société induite par son industrialisation, Hudson et son équipe ont projeté de faire de l’institution une plateforme ouverte pour les activités choisies par ses « usagers » locaux. Ce localisme entendait aussi être un antidote à « l’Internationale des blockbusters de l’art contemporain » qui réduit le spectateur d’art à n’être qu’un consommateur passif d’une culture qui ne lui appartient pas (Guy Debord n’est pas loin). Abandonnant même « l’autorité » généralement accordée à l’institution, le programme s’est construit à travers la participation active du public et a recréé de nouveaux liens entre des communautés dispersées par l’atomisation généralisée de la société. Le musée est ainsi devenu un « générateur d’empathies et de compréhension » et un exemple concret de comment « vivre ensemble en restant attentif au détail », ce qui est par ailleurs une « définition possible de ce qu’est l’art ».

Hélène Guénin, anciennement vice-directrice du Frac-Lorraine puis responsable des expositions au Centre Pompidou Metz, a décrit la situation qu’elle a trouvée et les impulsions qu’elle a induites au Musée d’art contemporain de Nice qu’elle dirige depuis deux ans. Dans cette région aux politiques locales compliquées et dense en matière de création, au point de pouvoir forger l’expression « École de Nice » par rapport à la célèbre « École de Paris », le musée avait été imaginé comme un élément de valorisation culturelle et urbanistique important dans la ville (un peu comme à Belgrade) : 25 ans après son ouverture en 1990, il apparaît comme vétuste, fermé sur lui-même et en proie à des luttes de pouvoir provinciales. En peu de temps, utilisant à la manière d’une judoka expérimentée les contraintes (financières surtout) et les critiques extérieures à son avantage, Hélène Guénin ouvre l’institution sur la rue (en transformant intelligemment l’entrée) et la conçoit comme « territoire partagé », en développant des activités locales « participatives et écologiques », le tout reconnecté avec les idées artistiques novatrices dont elle a l’expérience.

Les cas du Museum Sztuki à Lodz (par Jaroslaw Suchan), du Kunstmuseum de Vaduz (par son directeur Friedemann Malsch) et du Mudam ont aussi été présentés : à maints égards, ce dernier a pu paraître le plus caricatural (et les développements récents le concernant n’arrangent rien…), notamment du fait que le Luxembourg est généralement perçu comme un pays de cocagne, sans rayonnement artistique mais très riche. Pour les observateurs extérieurs attentifs, il est incompréhensible que l’élan de son institution phare mais somme toute modeste, qui a réussi à se forger une identité remarquable en devenant un musée d’art contemporain de référence à l’international en dix ans à peine malgré un ensemble de facteurs défavorables, ait été brisé par le comportement profondément provincial d’une élite qui singe les spectacles encensés ailleurs au lieu de s’enorgueillir d’entreprendre des aventures artistiques inédites. C’est peut-être parce que pour les chantres de cet avant-poste de la financiarisation du monde, où le musée public (comme tout le reste) n’est qu’un produit géré par des intérêts privés en mal de représentation, la culture est une marchandise qu’ils consomment dans l’univers « borné par l’écran du spectacle » et de la communication sans contenu (cette ignoble langue de bois déjà citée) : dès lors, pour Guy Debord, il ne leur reste qu’à se confronter à « l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle », car « le besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale » qui, dans un jeu d’illusions où il ne trompe que lui-même, le pousse à compenser « un sentiment torturant d’être en marge de l’existence » (J. Gabel).

L’auteur était directeur du Mudam de 2009 à 2016

Enrico Lunghi
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