« Beau cadeau d’anniversaire », glissa une vieille dame à son conjoint à peine que les applaudissements eurent fini de fuser dans la salle, vendredi dernier au studio du Grand Théâtre. « J’ai lu qu’il y avait du flamenco, j’ai pensé bien faire », bafouilla ledit conjoint, confus à la fois par ce qu’il venait de voir sur scène et d’avoir imposé, à sa partenaire et à lui-même, quelque chose qui les avait visiblement dépassés. « Je suis désolé », conclut-il, jetant un regard sur la montre comme pour s’assurer qu’il lui restait un peu de temps pour rattraper le coup, peut-être par un dîner dans un restaurant, peut-être au Chiche à quelque cent mètres du théâtre – car l’exotisme culinaire est plus digeste, pour le public (luxem)bourgeois, que le théâtre de Lemi Ponifasio.
Ce dernier avait pourtant averti le public quand, clôturant le court pre-show-talk avec Tom Leick-Burns, le directeur des Théâtres de la Ville de Luxembourg, il l’enjoignit, juste au moment d’avoir déjà presque quitté la scène, tel un Columbo malicieux qui dissout l’info cruciale dans le presque-épilogue de sa démonstration, à tenir bon : « en fait, j’oubliais, dit-il plus ou moins, si l’envie vous prend de partir au bout de cinq minutes, je vous prie, résistez à cette impulsion et restez quand même. Le théâtre n’est pas là pour votre simple distraction. Les expériences qui vous transforment – car c’est ce à quoi je voudrais qu’on aboutisse ce soir – mettent un peu de temps à se mettre en place. »
Et Lemi Ponifasio de rajouter que pour lui, le théâtre n’a pas lieu d’exister s’il se cantonne à participer au crédo du simple divertissement où l’on viendrait à simplement oublier les ruines du monde extérieur ou encore à calmer la mauvaise conscience d’un public bourgeois qui, venant y admirer des metteurs et metteuses en scène dénoncer les maux du monde que leur mode de vie a partiellement contribué à conjurer, vient se rassurer qu’il est malgré tout du bon côté des choses.
Désoccidentaliser et désinstitutionnaliser le théâtre occidental en même temps : tel semble donc être le défi que s’est posé Lemi Ponifasio, troisième artiste à participer au fameux Red Bridge Project après Anne Teresa De Keersmaeker et William Kentridge. Qu’un artiste qui semble porter en horreur l’accaparation du spectacle vivant par l’industrie du divertissement en vienne à constituer le troisième pilier de ce projet qui jette des ponts entre les plus grandes institutions culturelles du pays (à savoir le Mudam, la Philharmonie et le Grand Théâtre) peut d’abord paraître déconcertant.
Il n’en est pourtant pas à un paradoxe près : artiste pluridisciplinaire – c’est un des critères d’éligibilité du Red Bridge Project –, le Samoan Lemi Ponifasio est à la fois connu pour la radicalité de son propos artistique, dont l’œuvre est d’autant plus facilement rangée dans la case de l’avant-garde que ça nous exonère de devoir (essayer de) la comprendre, que pour son travail avec des communautés, deux caractéristiques qu’on croirait a priori incompatibles avant de se laisser envoûter par son univers ou, comme il le dit avec son vocabulaire non dénué d’ésotérisme, sa cosmogonie.
Contre la culture du divertissement
Deuxième spectacle après un Jérusalem qui ouvrait le cycle quelques jours seulement après que le Hamas avait perpétué ses immondes actes terroristes, Love to Death est le résultat d’une réflexion esthétique sur l’assassinat de Camillo Cantrillanca, un activiste, agriculteur et étudiant mapuche, tué par un officier d’une brigade antiterroriste chilienne. Cantrillanca vivait dans une communauté qui avait déclaré son indépendance en 2003, restaurant ainsi au peuple Mapuche une autonomie bien légitime, puisque les siens étaient installés depuis des temps immémoriaux sur les terres de Patagonie avant d’en être dépossédés d’abord par le conquérant espagnol puis par un Chili nouvellement indépendant et visiblement empressé de répéter les erreurs des oppresseurs d’antan.
Quatrième Mapuche à être tué par la police depuis 2002, Cantrillanca est vite devenu le visage de l’injustice et de la nécessaire rébellion qui en découla en 2019– une révolte qui aboutit (presque) à la révision d’une constitution née sous la dictature et qu’on voulut alors modifier afin de donner plus de droits aux peuples indigènes. Cela échoua, notamment à cause de la propagande d’extrême-droite qui s’ensuivit. S’il y a bien une histoire dont la monotonie est aussi lassante que honteuse, rare dénominateur qui relie l’humanité d’aujourd’hui comme une glue malodorante, c’est celle de la politique contemporaine, qui se répète à longueur de journée aux quatre coins de la planète.
Pourtant, et bien qu’on y fasse défiler presque d’entrée de jeu une liste de tous les Mapuche victimes de l’oppression, Love to Death n’est pas à proprement parler une pièce politique, genre que Lemi Ponifasio ne porte guère dans son cœur, puisque le pratiquer signifierait là encore se plier aux normes d’un théâtre dont les codes et les lois furent écrites par l’oppresseur. C’est, au contraire, une réflexion sur le deuil et le rituel magistralement portée par deux femmes : la musicienne, compositrice et femme savante mapuche Elisa Avendaño Curaqueo et la danseuse flamenco Natalia García-Huidobro, qui dirige également une compagnie de danse interdisciplinaire.
C’est, surtout, une succession de tableaux à l’esthétique époustouflante, aussi minimaliste que léchée et dont la beauté est comme contrebalancée par un tapis sonore qui, entre bourdonnements de drones sonores et aboiements de chiens, fait tout pour mettre le public mal à l’aise. On pense par ailleurs à The Zone of Interest (voir le Land de la semaine dernière), où Jonathan Glazer tablait sur une dissociation similaire, sorte d’anti-synesthésie aussi dérangeante qu’efficace.
Difficile en effet de décrire ce qu’on voit avec l’outillage analytique dont une éducation occidentale nous a lesté tant cette vision des choses devient ici réductrice, simpliste. Ça commence par une scène plongée dans le noir, comme pour laisser au public le temps de faire table rase du monde extérieur. S’ensuit un claquement sonore – Ponifasio n’a pas peur de nous vriller les tympans –, qui laisse place à un chant en mapundungun de toute beauté et dont aucun surtitre ne vient altérer l’altérité, comme pour nous bousculer dans cette habitude qu’on a qu’on nous traduise tout, tout le temps.
Peu après, c’est la danse de flamenco de Natalia García-Huidobro qui vient relayer le chant d’Elisa Avendaño Curaqueo, son claquement de talons sur une étroite bande amplifiée imitant le bruit d’une mitrailleuse. Comment danser une dictature, comment chorégraphier un régime qui sème la mort et propage la haine, comment représenter une violence qui semble pérenne et héréditaire ? Et comment danser, ensuite la résistance, l’opposition, la lutte, la désolation face à la mort, la lutte pour ne pas succomber soi-même à cette ire qui gronde et enfle en nous, au cycle de vengeance et de colère qui nous déroberait de notre humanité ?
Minimaliste à souhait – la pulvérulence d’un arbre qui semble se transformer en tas de cendre, une femme couchée sur ce même tas de cendre et sur qui on déverse un liquide blanchâtre comme pour illustrer la célèbre et nihiliste phrase beckettienne dans En attendant Godot (« Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau) » –, Love to Death est par moments aussi agréable qu’une visite chez le dentiste : vers la fin, un bruit de fraise semble vouloir nous vriller le crâne comme pour nous débarrasser de nos réflexes cognitifs d’Occidentaux.
Le problème dans toute cette entreprise de déconditionnement, c’est qu’on ne choisit pas son public, et que soixante minutes sont rarement suffisantes pour changer un habitus. Tablons donc sur la suite des choses, puisqu’en amont de The Manifestation, l’un des deux projets à suivre, qui rassemblera différentes communautés composant la vie et la culture au Luxembourg et impliquera plus de 150 personnes, Lemi Ponifasio transformera, en mai, le Théâtre des Capucins en centre communautaire.