Marché de bricoleurs

Sortez les chignoles

d'Lëtzebuerger Land du 03.05.2007

Les rois allemands du bricolage se livrent une guerre de tranchée sur le champ miné luxembourgeois. Sur la ligne de front, il y a Bauhaus, d’un côté, qui doit en principe ouvrir sa première implantation à Capellen. Lui fait face Praktiker qui, avec ses trois magasins à l’enseigne Batiself, fut longtemps l’un des principaux points de référence des bricoleurs et bricoleuses du pays avant que Hornbach ne s’installe au Grand-Duché en 1998. 

La bataille tourne pour l’heure à l’avantage de Batiself, qui a gagné àla mi-avril un recours devant le tribunal administratif. Un coup d’éclat dans le seul but de se protéger contre un concurrent potentiel, estiment les dirigeants de Bauhaus. Une question de principe, leur rétorque ceux de Batiself, qui accusent leur concurrent d’avoir falsifié leur dossier d’autorisation. 

Du coup, la décision du ministre des Classes moyennes, Fernand Boden, d’autoriser en avril 2006 Bauhaus à ouvrir près de 10 000 m2 (15 000 si on y ajoute la surface réservée aux professionnels)à Capellen dans la zone d’activité commerciale Hiereboesch, a été annulée. Le vétéran du gouvernement devra refaire toute l’analysedu dossier d’implantation du groupe allemand et surtout le faire plus sérieusement qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. L’examen précédent qu’il fit faire en 2006 par ses services s’est révélé plutôt partiel et arbitraire avec notamment de grossières erreurs de comptabilisation dans l’inventaire du marché du bricolage et du jardinage.

Un Hornbach qui a perdu à l’examen de passage plus d’un tiers de sa surface est un exemple parmi d’autre des inepties recensées. Le ministère des Classes moyennes seserait contenté de jouer les caisses enregistreuses en validant la demande de Bauhaus sans en remettre en cause la qualité ni le contenu. Le dossier d’autorisation a d’ailleurs révélé un paquet de lacunes dans le dispositif réglementairesur le droit d’établissement mis en place en 1988 puis complété en 1997. 

L’affaire « Bauhaus » va peut-être obliger le gouvernement à retaper la loi, en exigeant un peu plus de professionnalisme dans la confection des études de marché, comme il le fit du temps du protectionnisme pur et dur et de la loi cadenassant l’implantationde grandes surfaces.Ou, à tout le moins, à se montrer plus exigeantlorsque de telles études lui sont soumises. Depuis 1997, tout le monde au Grand-Duché peut s’en improviser fabricant, du consultant à l’agence de pub. « Même les curés peuvent désormais faire des études de marché », ironise un proche du dossier.

Le moratoire sur les grandes surfaces appartient à l’histoire depuis novembre 2005. En principe, la liberté d’établissement existe depuis cette époque pour les enseignes de la grande distribution, pour autant que l’implantation qu’elles projettent n’entraîne pas un déséquilibre de la distribution. Aux candidats donc de prouver que leurs plans ne compromettent pas cet équilibre commercial. 

À eux aussi de fournir des études de marché pour documenterl’absence de perturbation que leur venue provoquerait. Jusqu’en 1997, les auteurs d’études de marché devaient obtenir un agrément du ministère des Classes moyennes. Ce verrou a sauté depuis lors.Bauhaus a confié son étude de marché à Advantage, une agence de publicité du groupe Saint Paul. Le document de 42 pages se lit un peu comme une brochure promotionnelle.

Son tour du marché y apparaît plus empirique que scientifiqueavec notamment un métré des surfaces de vente de la branche d’activité qui prend les allures d’un inventaire à la Prévert.L’hypermarché allemand prévoit de s’étendre sur 9 970 m2 dont 7 450 seront dédiés au bricolage et 2 520 au jardinage. À ces surfaces s’ajoutera un drive-in sur 5 170 m2 destiné à une clientèle de professionnels. 

Ces mètres carrés n’ont pas été intégrés dans la demande d’autorisation dans la mesure où le commerce de gros ne tombe pas sous le coup de la loi de 1997 sur le droit d’établissement. Batiself estime toutefois que cette surface devait être comptabilisée dans le dossier, en portant ainsi la voilure du futur centre commercial à plus de 15 000 m2. En Allemagne les drive-in de Bauhaus ne sont pas exclusivement réservés aux professionnels ni uniquement destinés à y acheter des objets encombrants.

Pourquoi n’en serait-il pas ainsi au Grand-Duché ? Bauhaus promet 170 emplois à Capellen : 107 ouvriers, 61 employés et deux gérants travailleront dans une surface totale de vente (y compris le drive-in) qui atteindra celle de Hornbach à Bertrange. L’étude de marché démontre évidemment qu’il y a de la place pour son projet. Lasurface potentielle disponible dans la branche du bricolage et du jardinage atteint plus de 50 000 m2, soit un tiers de l’offre recensée qui s’élevait à 99 678 m2 au moment de la confection de l’étude à l’hiver 2006.

Depuis lors rien n’a vraiment évolué dans le secteur. Traduit en termes de chiffres d’affaires, le potentiel encore « libre » s’élèverait à plus de 90 millions d’euros sur un«marché théorique » estimé à 288 millions d’euros. « Il y a un déficit entre l’offre et la demande de 90 369 960 euros », assure le complaisant document, en concluant que l’équipement commercial dans la zone de chalandise « n’est pas à même de répondre à la demande de la population qui y est établie » et que l’implantation de quelque 10 000 m2 à Capellen combleraune partie seulement de la « carence surface décelée ». La nouvelle enseigne table sur un chiffre d’affaires pour la première année tournant autour de 20 millions d’euros. Les calculs théoriques de Bauhaus pour prouver la disponibilité du marché luxembourgeoiss’appuient sur un chiffre d’affaires moyen au mètre carré de 2 112euros dans le secteur dubricolage et de 1 546 euros dans la branche du jardinage.

Une contre-expertise soumise aux juges administratifs lors de la procédure met en doute la validité des données de l’étude Advantage, en souligne les incongruités et conclue à l’opposé de l’analyse de Bauhaus, à la saturation du marché. Ceci dit, cette contre-étude de marché est signée par Horetcom, une société deconsultance dans laquelle on retrouve la Confédération luxembourgeoise du commerce (opposée auprojet de Capellen) ainsi que certains de ses dirigeants. 

Sous l’angle de vue d’Horetcom, l’offre actuelle dans les branches envisagées par l’enseigne allemande dépasse le pouvoir d’achat disponible avec un déficit de 54,6 millions d’euros et une offre loin d’être « déficiente ». « Le futur exploitant de cette nouvelle surface doit s’approprier une partie du chiffre d’affaires réalisé actuellement par ses concurrents », note la contre-étude. Le risque est avancé de voir le futur compétiteur mener une politique commerciale agressive, « axée sur des prix de vente largement inférieurs aux prix normalement pratiqués dans les autres magasins ». La puissancecommerciale et financière de Bauhaus avec ses 185 points de venteen Europe fait peur. Le danger vient du fait que l’enseigne pourraitfonctionner dans un premier temps sans atteindre « un seuil normal de rentabilité » pour ensuite écraser, avec des prix mammouths, ses compétiteurs.

Horetcom épingle en outre les erreurs mathématiques du rapportconfectionné par Advantage avec une sous-estimation de plus de 12 000 m2 de six des plus gros concurrents potentiels de Bauhaus. Les mètres utilisés par l’agence de publicité proche du Wort n’ont pas assurément le même étalon que ceux exploités par ses contradicteurs de Horetcom. Là ou les premiers calculent une surfacede vente de 9800 m2 pour Hornbach à Bertrange, les secondsavancent le chiffre de 13 000 m2. Le Hella Bettembourg est également passé à la tronçonneuse avec une surface de vente rabotée de moitié. 

Les chiffres divergent également dans l’appréciation du chiffre d’affaire moyen de la branche bricolage : Bauhaus avance une moyenne de 2 112 euros/m2 , Horetcom celle de 2 860 euros/m2. Bauhaus a pris un chiffre d’affaires au mètre carré artificiellement bas pour faire apparaître une demande disponible, affirment ses adversaires. Le constat de saturation du marché (une sur-offre de presque 82 millions d’euros dans la seule branche de l’équipement de la maison, selon la contre expertise) avait déjà été dressé par la commission du commerce de détail de la Chambre de commerce et de la CLC lorsqu’elle dut aviser la demande d’autorisation particulière de Bauhaus. L’enseigne allemande n’eut pas plus de succès lors de son examen de passage devant la commission d’équipement commercial. Le projet de méga surface ne recueillit en février 2006 aucune voix favorable, cinq s’y opposèrent et six s’abstenirent. Du jamais vu dans l’histoire de la grande distribution au Grand-Duché. Les membres de la commission sont surtout restés dubitatifs sur l’appréciation du risque de déséquilibre sur le marché. Exercice qu’ils jugeaient « malaisé ». Devant le tribunal dministratif, le délégué dugouvernement a bien dû reconnaître que l’implantation de Bauhaus se situait en limite de déséquilibre. Une affirmation qui a fait douter les juges du « caractère complet » de l’étude bouclée par Advantage et ses assertions sur l’absence de risque de déséquilibre entre l’offre et la demande dans la branche bricolage et jardinage. 

« Le ministre en entérinant sans réserve les conclusions de l’étude de marché produite en cause par la société Bauhaus, s’est basé sur des données incomplètes et partiellement fausses », estime la juridiction qui renvoie la balle à Fernand Boden. L’autorisation délivrée par leministre CSV le 3 avril 2006 est valable deux ans. 

Véronique Poujol
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