Plongée dans le monde du travail. Films d’art et d’essai et documentaires au Casino-Luxembourg-Forum d’art contemporain

Fabrique d’images

La sortie des usines Lumière en 1895, prémisse de l’exposition
Foto: Lynn Theisen
d'Lëtzebuerger Land vom 08.03.2024

Une colonne de trois écrans révèle ce que l’on va découvrir au rez-de-chaussée du Casino Luxembourg-Forum d’art Contemporain, dans les salles redevenues black boxes pour l’occasion : un cinéma documentaire et expérimental sur le sujet du travail. D’où le titre choisi par la commissaire Laura Lux : Images at Work.

Les trois projections montrent les ouvriers et les ouvrières qui sortent des usines des frères Lumière à Lyon, inventeurs du cinématographe. C’était en 1895. Louis Lumière, le patron est derrière la caméra et a demandé à ses employés de venir un dimanche pour les prises de vue… Images at Work, c’est donc les trois premiers essais d’images en mouvement de ce qui va devenir l’industrie cinématographique. C’est aussi un morceau de l’histoire de ceux et celles qui fabriquent le matériel inventé par leurs patrons : les ouvriers.

Voilà le propos de cette exposition proposée par Laura Lux. La jeune femme, née en 1990 au Luxembourg, a passé un doctorat au King’s College de Londres dans la spécialité Film Studies. Cela fait d’elle une « scientifique » sur un sujet très pointu. On peut donc sans hésiter parler de niche, puisque son intérêt et les films montrés au Casino, portent sur l’aspect du travail et par conséquence sur les ouvriers, la catégorie sociale qui est la leur, leurs origines, leur vie au quotidien, leurs revendications.

À ces aspects documentaires s’ajoute – d’où la justesse d’une exposition dans un centre d’art – celui de l’art expérimental. Il faudra se montrer patient, l’ensemble des projections dure près de deux heures pour la partie Entrance (dix projections en continu) et une heure vingt pour Exit (trois séquences en continu). Mais ce serait dommage de ne pas faire connaissance avec cette catégorie de films documentaires d’essai (comme on dit cinéma d’art et d’essai).

Des festivals spécifiques sont dédiés à ces films, entre autres au Canada et à Gand. Leurs auteurs, généralement des enseignants d’université ou en écoles d’art, des curateurs ou des archivistes, précise Laura Lux, vivent majoritairement dans des métropoles – New York, Londres, Montréal, Tokyo, Séoul, Paris, Bruxelles.

Quand Sharon Lockhart filme en continu les dockers quittant le port où ils travaillent, boîte de casse-croûte à la main, elle fait directement référence à l’essai de la sortie d’usine filmée par Louis Lumière. La prise de vue des ouvriers est seulement inversée : on les voit de dos. Kevin Jerome Everson a tourné Workers leaving the job-site (film muet en couleurs) sur un des sites de fabrication Westinghouse. La porte s’ouvre et se ferme sur les ouvriers quittant le travail un à un et non en masse comme dans l’usine Lumière et des docks du port. Ce sont des Afro-américains. Le cinéaste souligne ainsi la condition sociale et une répartition des catégories du travail aux États-Unis.

À la fois politique et artistique (Bertolt Brecht n’aurait pas dénié ce point de vue), est la « méthode » Fruhauf. La sortie, une des projections les plus anciennes présentées ici, puisque datant de 1998, est un manifeste sur fond du bruit de la sirène qui annonce la fin de la journée de labeur. La séquence des ouvriers en rang revient de manière répétitive, entrecoupée par une autre ligne de silhouettes se dirigeant dans l’autre sens et les croisant au même rythme. La projection n’est pas le négatif de la pellicule, mais plutôt un noir et blanc inversé. Cela accentue le côté mécanique et aussi l’aspect artistique.

Aujourd’hui, le monde du travail est pour une grande partie non plus mécanisé, ce que montre par ailleurs Production Materials Handlers de Kevin Jerome Everson (2015), où la répétitivité des gestes de triage des pièces métalliques est signifiée par la surimpression des mains de l’ouvrier, identiques, et des bacs au contenu différent. Les employés de Workers leaving Googleplex d’Andrew Norman Wilson (2011) et leur manière de quitter le site systématiquement, tous et l’un après l’autre, rejoignant chacun sa voiture, laisse deviner un monde globalisé et solitaire.

Si nous devions personnellement distribuer un prix aux projections de Images at Work, ce serait pour Alternatives Economies (2011) de Rehana Zaman, où il est à la fois question de l’économie parallèle des bitcoins et de fabrication de produits à base de plantes par des herboristes : dans les deux cas, on peut y croire ou dire qu’il s’agit de supercherie. Cependant, il est dommage qu’il ne soit pas possible, comme on le fait quand on écoute un enregistrement, d’aller en avant et en arrière sur la bande son des films projetés dans Images at Work. Seul un petit écran indique la séquence en cours et la durée de projection entière qui équivaut à celle d’un long métrage de trois heures…

Imaginons-nous donc dans une salle de cinéma, le pop-corn en moins. Il ne faut pas rater Repetitions de Morgan Quaintance, projeté à la presque fin de la partie des projections Entrance. Une « œuvre » au véritable sens du terme, comme le dit la curatrice dans le flyer. Déjà présenté dans des institutions d’art comme le MoMA et des festivals prestigieux, nommé aux European Film Awards en 2023, lauréat en 2022 du ARTE Award, Repetitions fait partie des documentaires les plus récents de l’exposition, il date de 2022. La musique, – rap, jazz, musique classique – est un élément d’accompagnement du film synchrone avec le rythme des séquences filmiques. Images répétitives, images fixes, défaut de la pellicule qui produit des flashs de couleur (souvent orangés), etc.

Morgan Quaintance raconte et prend parti : groupe de femmes noires et leurs revendications salariales, une voix off répétant « hello Bella ? » sur l’image fixe d’un portrait dont on ne sait s’il s’agit d’une standardiste ou d’une femme qui manque à la voix d’homme. Car Morgan Quaintance insère aussi des images de la vie d’individus à Repetitions. On se rapproche du cinéma d’art et d’essai et du meilleur Godard. À ne pas rater.

Marianne Brausch
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