Alors que le gouvernement veut les exproprier, les fabriques d’église, désormais regoupées dans l’asbl Syfel, se rebiffent et annoncent des actions en justice. Rencontre avec leur vice-président, Marc Linden

Touche pas à mon église !

d'Lëtzebuerger Land du 24.07.2015

Droit de propriété « Ah ça, si seulement on le savait ! » répond Marc Linden, en prenant une gorgée d’eau, à la question : Mais elles appartiennent à qui, toutes ces églises ? Selon les estimations du Service des sites et monuments nationaux, il y a aux alentours de 600 édifices religieux – églises, presbytères, chapelles, croix de chemin –, à travers le pays. Le service est en train d’en dresser un inventaire exhaustif. S’il y a bien un point sur lequel le ministre de l’Intérieur, Dan Kersch (LSAP), et le Syfel asbl (Syndical des fabriques d’église) se rejoignent, c’est sur l’utilité de clarifier les droits de propriété de ces immeubles. Les cas de figure étant aussi divers que les édifices sont nombreux. Parfois, ce furent les paroissiens croyants qui érigèrent l’église eux-mêmes, par la force de leur travail, sur un terrain mis à disposition par l’un deux ; souvent les maîtres d’ouvrages furent les communes, parfois les fabriques d’église. Les droits de propriété sont alors au nom de ladite fabrique d’église, de la paroisse, « mais la plupart du temps, remarque Marc Linden, ils sont inscrits au nom de presbytère, sans qu’il ne soit clair qui est désigné par ce terme ». Parfois il s’agit aussi expressément d’un douaire, le curé jouissant alors de l’usufruit d’un terrain ou d’un bâtiment. Et il arrive aussi que l’on ne sache tout simplement pas qui en est le propriétaire.

Le premier exercice, en vue de la séparation de l’Église et de l’État, sera le volet patrimonial, selon la convention signée le 28 janvier. Il se fait donc actuellement sur le plan local, par les fabriques d’église elles-mêmes. Elles sont 285 de ces associations sui generis à travers le pays, « beaucoup trop » concède le président adjoint du Syfel, 258 d’entre elles ont rejoint le syndicat fondé le 30 avril 2014 avec comme objet la « promotion et la sauvegarde des intérêts généraux et communs de ses membres », « d’étudier et traiter toutes les questions les intéressant et leurs relations avec les autorités diocésaines et civiles » ou de « créer des liens de solidarité et d’amitié entre les membres ». « C’est vrai que nous aurions pu faire ce regroupement beaucoup plus tôt », sur ce point, Marc Linden est d’accord. Et regrette aussi que la solidarité entre les différentes fabriques d’église – la Ville de Luxembourg en compte 19 sur son territoire – laisse souvent à désirer, ou, pour le moins, n’est pas institutionnalisée. Qu’une fabrique fasse un bénéfice considérable avec la vente d’un terrain alors que sa voisine demande à la commune de « suppléer à [son] insuffisance des revenus » comme le prévoit le décret du 30 décembre 1809, toujours en vigueur, a certainement contribué à ce mauvais sang qui envenime actuellement le débat.

Camps opposés Marc Linden reçoit chez lui, à Heffingen, tôt le matin. C’est à partir d’ici, de sa ferme historique récemment restaurée avec beaucoup de respect pour le patrimoine, qu’il gère les affaires de la jeune asbl, qui vient de monter le ton lors de sa dernière assemblée générale, qui s’est tenue le 8 juillet au village. 171 des membres du Syfel y ont unanimement approuvé une résolution donnant mandat au conseil d’administration « d’entreprendre, par tous les moyens légaux appropriés, la défense des intérêts des fabriques d’église » et de «  devenir actif tant sur le plan national qu’international devant toute juridiction ou autorité compétente » – même s’il n’est pas encore tout à fait clair contre quel texte, avec quels arguments et surtout devant quelle juridiction une telle action en justice pourrait se faire. Le ministre de l’Intérieur Dan Kersch a réagi de manière épidermique à cette résolution au micro de RTL Radio Lëtzebuerg, allant jusqu’à mettre en doute la légitimité du Syfel. Qu’il a d’ailleurs toujours refusé de recevoir, répondant au Syfel qu’il considère que ses seuls interlocuteurs dans ce dossier sont les communes regroupées au sein du Syvicol et l’Archevêché. Or, Serge Eber-hard, le président du Syfel, souligna lundi dans un entretien au Quotidien, que l’archevêque ne les soutenait pas. « Le dialogue est rompu », confirme Marc Linden. En gros, certaines fabriques d’église considèrent que Monseigneur Hollerich les a trahies en signant la convention. « Il était sous pression, à cela il n’y a pas de doute », tente de tempérer Marc Linden. Car cette convention, outre l’abolition de l’enseignement religieux et la limitation du financement public des différentes religions reconnues, promet aussi, dans son article 20, la création d’un « Fonds de la gestion des édifices religieux du culte catholique », et l’abolition pure et simple des fabriques d’église. Il est évident que celles-ci s’y opposent.

À 37 ans, élancé, prof d’allemand, connecté, Marc Linden n’est pas le bigot qu’on imagine dans une fabrique d’église. Il est arrivé là en 2000, par le biais de la chorale de Heffingen et par son intérêt pour le patrimoine religieux, son histoire – le salon est plein de beaux livres sur l’histoire de l’art. Aujourd’hui, il est trésorier de la fabrique d’église de Heffingen et sacristain bénévole à l’église. Le Syfel revendique 1 500 bénévoles à travers le pays, qui, selon un de ses communiqués, servent loyalement les églises depuis 200 ans. Marc Linden est fier de la gestion, en bon père de famille, de leur patrimoine, de la bonne communication avec l’administration communale et du million d’euros que la fabrique a investi en dix ans dans la restauration de l’église locale. « Cette restauration, c’est nous qui l’avons financée parce que la commune est pauvre… » Entre la commune et la fabrique d’église de Heffingen, l’ambiance est au beau fixe, affirme-t-il, la collaboration excellente. Ou disons plutôt : la collaboration était excellente. Jusqu’à la signature de la convention, qui, ici comme dans beaucoup de communes à travers le pays, a stoppé net tous les projets existants, déstabilisant les uns et les autres sur ce qu’ils peuvent ou ne peuvent plus financer. « Ce projet gouvernemental a d’ores et déjà créé de grands dégâts auprès des fabriques d’église, alors que beaucoup de bienfaiteurs et de donateurs se détournent des fabriques d’église menacées de suppression » écrit le Syfel dans un communiqué, le 8 juillet.

Don Camillo et Peppone Car voilà, derrière une façade de religiosité et de respect des traditions et du patrimoine catholique d’un côté et d’introduction de la laïcité dans les affaires publiques de l’autre, c’est finalement d’une histoire de sous qu’il s’agit dans cette lutte entre les fabriques d’église et le ministre de l’Intérieur. Le 27 mai dernier, Dan Kersch a déposé à la Chambre des députés le projet de loi n° 6824 « portant modification du décret du 30 décembre 1809 concernant les fabriques d’église ». Ne comptant que deux articles, et tenant en tout et pour tout, exposé des motifs compris, sur trois pages, le texte rompt toute relation financière entre les communes et les fabriques d’église. Enfin, presque. Il supprime l’obligation des communes de fournir un presbytère au curé et celle de couvrir les déficits que feraient les fabriques d’église. Mais il leur laisse la charge des « grosses réparations ». Cette loi ne sera que le premier pas vers l’introduction de ce Fonds central qui deviendrait propriétaire de tous les édifices religieux. Ce Fonds « sera seul responsable de la gestion des édifices qui lui seront confiés ainsi que de l’administration de l’intégralité du patrimoine qui lui sera transmis pour assurer ses obligations Un co-financement de ses activités par le secteur communal sera exclu », dit la convention. Ce Fonds, qui sera soumis à l’Archevêché, aura alors les mêmes charges que les fabriques d’église actuellement, notamment « celle de fournir aux frais nécessaires du culte, payer l’honoraire des prédicateurs de l’avent, du carême et autres solennités, de pourvoir à la décoration et aux dépenses relatives à l’embellissement intérieur de l’église et de veiller à la conservation et à l’entretien des édifices affectés au culte catholique ». D’ici 2017, les communes doivent faire l’inventaire du patrimoine religieux avec les fabriques d’église et fixer quels immeubles seront gardés pour le culte catholique et lesquels seront désacralisés et réaffectés – ou détruits.

Il ne s’agit donc rien de moins que d’une expropriation pure et simple des actuelles fabriques d’église, qui ont reçu ce patrimoine en héritage – qui une église ou une chapelle, qui des terrains offerts par une croyante ou une famille catholique pour assurer le financement des activités des églises. Les fabriques gèrent ce patrimoine comme bon leur semble, louent les près ou vergers à des paysans, des immeubles à des locataires, et n’ont besoin de l’accord de l’Archevêché, voire du ministère de l’Intérieur que pour les transactions dépassant un certain montant, notamment lors d’une vente de terrain. Mais Marc Linden s’énerve vraiment lorsqu’on reproche aux fabriques d’église de manquer de transparence, d’être des boîtes noires à la gestion financière douteuse. « Le maire et le curé de la commune sont toujours d’office membres de la fabrique d’église, dit-il. Le maire a donc accès à tous les documents, bilans et comptes compris. »

Il y a ce chiffre qui circule : 13,6 millions d’euros investis par les communes entre 2011 et 2013 pour les cultes – le ministre de l’Intérieur l’a avancé en réponse à une question parlementaire de Justin Turpel (La Gauche) sur les fabriques d’église. « Peut-être, rétorque Marc Linden, mais il s’agissait là surtout de travaux d’entretien et de restauration. Moins d’un demi-million d’euros concerne la couverture des déficits de fabriques d’église, dont 400 000 euros incombaient à la Ville de Luxembourg, notamment pour la cathédrale… » Pour parer à ce financement communal, qui visiblement n’est plus accepté par les non-croyants, le Syfel imagine la création d’une sorte de fonds de solidarité interne aux fabriques d’église, qui permettrait de financer ce genre de déficit.

Hydrocéphalie Peut-être que le silence de l’Archevêché dans cette histoire s’explique aussi par ses intérêts matériels : d’un jour à l’autre, il se verrait propriétaire et gestionnaire de centaines d’édifices et de terrains appartenant actuellement à des entités locales qui ne lui versent pas un centime de ce trésor immobilier. « Nous nous demandons vraiment qui veut de ce Fonds de gestion ? » demande le vice-président du Syfel, qui n’y voit qu’une administration hydrocéphale, centralisatrice et lourde à gérer. Ce grand geste de rationalisation presque communiste de la part de Dan Kersch serait aussi, aux yeux du Syfel, la mort des engagements bénévoles sur le plan communal. Déjà aujourd’hui, les croyants engagés à décorer ou gérer les églises regrettent ne plus savoir comment payer les fleurs et qui entretient encore les bâtiments. « On a beau prôner une Église pauvre et modeste, affirme Marc Linden. Mais dans les pays développés, comme chez nous, la pastorale a un coût, on ne peut pas faire sans argent. » Et de regretter déjà que cette réforme risque d’entraver aussi les activités caritatives des églises.

josée hansen
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