Vers une distribution directe d’argent aux ménages européens ?

Drone monétaire

d'Lëtzebuerger Land du 28.02.2020

Depuis sa prise de fonction le 1er novembre dernier, la présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde a évoqué à plusieurs reprises une nécessaire « revue de la stratégie » de l’institution. Et dans sa première grande interview, pour le magazine français Challenges le 8 janvier, elle a reconnu que la BCE étudie dès à présent la faisabilité de « l’accès direct du grand public à une monnaie digitale émise par la Banque centrale », un projet qui pourrait avoir des « implications majeures pour le secteur financier et pour la transmission de la politique monétaire ». Ces propos pourraient remettre à l’honneur un vieux projet connu sous le nom de « monnaie hélicoptère ». Ce n’est certainement pas un hasard si, courant janvier, une équipe de chercheurs1 de l’Institut Veblen pour les réformes économiques, un think tank français, a publié un épais document consacré à la version moderne du concept, renommé « drone monétaire ».

Dans une première partie parfois très technique, les auteurs critiquent les politiques monétaires non conventionnelles menées par la BCE depuis 2008. Elles n’auraient eu qu’« un impact faible et inégal sur l’économie » (lire encadré). Ils préconisent de « changer d’instrument » et proposent, selon une technique imaginée par le prix Nobel Milton Friedman en 1969, de distribuer directement, de manière temporaire, mais sans contrepartie ni condition, de la monnaie émise par la Banque centrale aux ménages, pour qu’ils consacrent ces sommes à des dépenses de consommation. Le concept de monnaie hélicoptère n’a rien de farfelu. Après avoir été longtemps mis en sommeil, il a refait surface il y a une quinzaine d’années, faisant l’objet d’articles dans des revues académiques de premier plan et de documents de travail publiés par les banques centrales, y compris la BCE. Adair Turner, ancien président de l’autorité financière britannique FSA, lui a même consacré un livre paru fin 2015.

La monnaie hélicoptère se distingue de la politique budgétaire traditionnelle, car le stimulus n’est pas financé par une augmentation de la dette publique. Elle se démarque également de la politique monétaire de quantitative easing, mise en œuvre en zone euro entre 2015 et fin 2018, puis relancée en novembre 2019, qui consiste à alimenter les banques en liquidités en leur rachetant des titres déjà émis (principalement des obligations d’État) mais ne vise pas directement les ménages. Selon le dispositif envisagé dans le document de l’Institut Veblen, tout habitant de la zone euro âgé de plus de quinze ans se verra remettre 140 euros par mois pendant un an, sous la forme d’un versement au crédit d’un compte ouvert à la BCE. Chaque personne pourra ensuite, via une application dédiée, téléchargeable gratuitement, transférer la somme sur son compte bancaire habituel. Pour les chercheurs cette option est la meilleure en termes de rapport facilité/coût de mise en œuvre et ne présenterait pas de difficulté technique majeure. Elle constituerait « une innovation monétaire majeure en zone euro », justifiant le remplacement du terme désuet de monnaie hélicoptère par celui de drone monétaire.

La « distribution de monnaie centrale numérique » représentera un montant de quarante milliards par mois, donc de 480 milliards pour l’année soit quatre pour cent du PIB de la zone euro. Quand ces sommes seront dépensées par leurs bénéficiaires, elles constitueront des recettes pour les entreprises, qui augmenteront leurs propres dépenses, lesquelles formeront les revenus d’autres entreprises et ménages et ainsi de suite. Cet effet multiplicateur, très connu en théorie et grâce à des études empiriques depuis les années 30, serait de l’ordre de deux ou trois et s’étalerait sur plusieurs années. Les auteurs, qui sont français, donnent l’exemple de leur pays. La distribution monétaire y serait de quelque cent milliards d’euros sur un an, soit près de six fois le montant des mesures prises en réponse à la crise des gilets jaunes (17 milliards d’euros) à la fin 2018, et cette fois sans incidences sur les finances publiques !

Deux questions-clés peuvent être posées à ce stade : Pourquoi un tel montant ? Pourquoi pendant un an ? Depuis novembre 2019, le programme de rachat d’actifs de la BCE a été relancé à hauteur de vingt milliards d’euros par mois. Mais les chercheurs rappellent qu’à ses débuts, en janvier 2015, c’étaient soixante milliards d’euros de monnaie centrale qui étaient émis chaque mois. Comme le programme actuel n’a pas vocation à être remplacé par le drone, ce sont donc quarante milliards d’euros qui seraient « libérés » pour mettre en place ce dernier, car le montant total mensuel de création de soixante milliards n’aurait rien d’inédit.

Le dispositif est temporaire. L’augmentation de la dépense, face à une offre peu élastique, ferait enfin augmenter le taux d’inflation en zone euro au-delà du modeste un pour cent atteint en 2019. Mais, une fois, la cible de deux pour cent atteinte, le transfert cessera. En théorie cela pourrait se produire avant la fin de la période de douze mois qui servira de test. La durée du dispositif pourra être ajustée en fonction de ses effets, ou du changement de cible. Pour conclure leur travail, les chercheurs répondent, de manière plus ou moins convaincante, à une série de treize questions ou objections, d’ordre théorique ou pratique, soulevées par le « drone monétaire ».

La principale concerne le risque que les sommes accordées ne soient pas toutes affectées à la consommation. Un ménage pourrait décider d’en épargner une partie (le taux d’épargne dans la zone euro est au niveau assez élevé de 13,3 pour cent) ou de les utiliser pour acheter des produits financiers. En se fondant sur des études empiriques américaines, les auteurs pensent qu’environ 70 pour des transferts effectués seraient effectivement dépensés, soit 336 milliards d’euros en une seule année. Cela constitue un excellent rendement, sachant qu’un peu plus de 2 000 milliards d’euros de monnaie centrale ont été émis entre 2008 et 2018 dans la zone euro et que dans le même temps, les dépenses de consommation n’y ont augmenté que de 286 milliards.

En théorie, avec une dépense de 70 pour cent des sommes offertes (« propension marginale à consommer ») le multiplicateur serait de trois, soit mille milliards d’euros de surplus, étalés sur plusieurs années. Les auteurs estiment que le montant minimum dépensé serait de cinquante pour cent (avec un multiplicateur de deux). L’effet stimulant serait accru par le versement de la somme « à un moment pertinent, comme le 15 du mois, où les ménages seront le plus enclins à dépenser la somme perçue » en raison de leurs difficultés à boucler les fins de mois.

Par ailleurs, la modestie des sommes consacrées à des achats d’actifs financiers ou réels n’aura a priori que peu d’effet sur leurs prix et ne contribuera pas au risque de bulle. Les auteurs assument que l’effet de stimulation ne soit pas directement orienté sur l’investissement productif. Ils font valoir que la consommation des ménages doit être privilégiée, car elle est le moteur de la croissance, par son poids dans le PIB (moins de trente pour cent au Luxembourg, mais 52 pour cent en France, par exemple). De toute manière les investissements des entreprises seront indirectement boostés par l’augmentation des dépenses des ménages. Ils insistent à plusieurs reprises sur le fait que la technique proposée ne doit pas se substituer aux approches actuelles et qu’elle ne doit pas servir de prétexte à leur abandon. Ils militent notamment pour une politique budgétaire plus ambitieuse que celle menée actuellement, ce qui va d’ailleurs dans le sens déjà préconisé par Christine Lagarde à l’époque toute récente où elle était à la tête du FMI. Le drone monétaire aurait « un impact fort et mieux distribué » que la politique monétaire actuelle. Pourtant, le fait de distribuer uniformément 140 euros par mois à tout habitant de plus de quinze ans vivant dans la zone euro, quel que soit son pays et sa catégorie sociale, peut être vu comme injuste. Mais pour les chercheurs la simplicité du système garantit sa visibilité et son efficacité, tout en aidant davantage les États et les ménages les plus pauvres. Si la somme accordée ne pèse que 2,15 pour cent du PIB par tête au Luxembourg, elle en représente 8,6 pour cent en Croatie, soit proportionnellement quatre fois plus!

L’échec des PMNC

Les politiques monétaires non conventionnelles (PMNC) sont des dispositifs innovants mis en place à partir de 2008 par les banques centrales des pays développés, notamment la BCE, pour faire face à la crise économique et financière. Mais les facilités de financement offertes, de différentes manières, aux banques commerciales ne se sont pas traduites par une création monétaire équivalente au profit des ménages et des entreprises. Tous ces agents économiques n’avaient pas besoin de crédits et ceux qui souhaitaient en obtenir n’y étaient pas forcément éligibles, en raison d’un risque de non-remboursement encore accru en période de crise. De plus, les banques ont massivement utilisé les liquidités obtenues à d’autres fins que le crédit. Du coup l’effet de stimulation sur l’économie réelle ne s’est pas produit. La zone euro n’a retrouvé qu’en 2016 le niveau du PIB réel par tête de 2008 (29 400 euros). Même chose pour le flux annuel d’investissements qui n’a retrouvé sa valeur que huit ans plus tard pour l’ensemble des pays de la zone euro (2 130 milliards d’euros). Quant à l’inflation, elle se situe toujours bien en-dessous de sa cible de deux pour cent.

D’autre part les inégalités sociales ont eu plutôt tendance à s’accroître. D’un côté la baisse des taux a fait baisser les revenus des épargnants, donc a priori ceux des particuliers les plus riches et les plus âgés. Mais elle a aussi stimulé le crédit immobilier aux ménages et a de ce fait contribué à la hausse des prix des logements, favorisant donc les propriétaires. L’effet de levier a été amplifié au profit des ménages aisés, qui ont également tiré parti de la hausse des cours des obligations déjà émises. Sur 68 études recensées par les auteurs, seules quinze concluent à une baisse des inégalités et 29 à un accroissement. Si les résultats sont mitigés concernant les inégalités de revenus, ils sont nettement plus convergents pour les inégalités de richesse, en raison de l’augmentation du prix des actifs, financiers ou réels, consécutive aux PMNC.

1 Jézabel Couppey-Soubeyran, Emmanuel Carré, Thomas Lebrun et Thomas Renault : Un « drone monétaire » pour remettre la politique monétaire au service de tous, Institut Veblen pour les réformes économiques, janvier 2020, 52 pages

Georges Canto
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