Chroniques de la Cour

Intouchables

d'Lëtzebuerger Land du 28.02.2020

L’histoire est bien connue à la Cour. Une juge nouvellement arrivée se soucie de bien faire. Prise d’un doute sur l’utilisation de sa voiture et du parking, elle demande à un huissier ce qu’elle a le droit de faire. La réponse l’étonne. « Madame le juge, ici les juges ont tous les droits. » Par exemple, le droit de conserver un référendaire officiellement mis en examen par la justice italienne après avoir acheté pour plusieurs milliers d’euros de billets d’avion pour Luxembourg sur le compte d’une société en faillite frauduleuse, comme l’a fait le juge Antonio Tizzano ? Ou celui de pousser à bout son personnel, ce qui est reproché à la juge Camelia Toader ? Le juge Tizzano est parti. Piero De Luca, le référendaire en question, est maintenant député à la chambre italienne. Le mandat de la juge Toader expire en octobre 2021. Le 9 décembre 2019, la commission « invalidité » de la Cour déclare une de ses assistantes en invalidité totale.

L’histoire débute en 2016, le DRH de la Cour prend connaissance de la plainte officielle d’une autre assistante pour harcèlement et licenciement abusif dans le cabinet Toader. La plaignante fait l’objet d’une mesure d’éloignement. « Dans la fonction publique européenne, ce n’est pas la personne qui a un comportement déviant mais sa victime qui est éloignée », précise un fonctionnaire. « Eloigné », veut dire être déplacé dans un autre service, un autre cabinet. Dans ce cas précis, cet éloignement lui faire perdre son grade et écourte son contrat de travail. L’affaire suit son cours. Mais d’autres personnes se plaignent. Le DRH met au courant le greffier qui en parle au président de la cour. La juge s’engage à ne plus licencier. Mais les appels au calme de l’administration ont peu d’effet. La juge continue d’avoir ce que son personnel appelle des « souffre-douleurs », à tour de rôle. Lors de la plainte suivante, il est conseillé à la juriste concernée d’aller voir le médecin du travail. Elle est ensuite « éloignée ». L’administration « exfiltre » aussi. Un beau jour un(e) employé(e) ne se présente pas à son poste. Le DRH ou le greffier expliquent à la juge étonnée que dorénavant, la personne travaillera ailleurs. En 2016, Le personnel a l’impression que cela « coince » en haut lieu. Il est convaincu que rien ne sera fait, aucune sanction ne sera prise. Pourtant, à la suite de la plainte officielle, une enquête est menée. Elle est confiée a un ancien juge, le Luxembourgeois Romain Schintgen, à la Cour de 1989 à 2008. Il est chargé d’enquêter sur la gestion du personnel, passée et présente, dans le cabinet de la juge Toader. À l’époque, la cour est d’un mutisme total dans cette affaire. Une vingtaine de personnes ayant fait partie du cabinet Toader auraient accepté un entretien avec Schintgen. De l’avis général, le Luxembourgeois avait montré beaucoup d’empathie pour le personnel. « Il avait l’air tellement surpris et désolé pour nous que j’hésitais même à tout dire », racontait un participant à un de ses collègues. D’autres expliquaient que la juge les rabrouait sans cesse, disant que le travail n’était jamais assez bien fait. « Quand elle était vraiment énervée, elle disait qu’elle était entourée d’incapables. On craquait à tour de rôle et on se serrait les coudes, mais on ne savait jamais combien de temps cela allait durer ». Les
référendaires se recasent dans d’autres institutions, dans le privé. Lorsqu’un chauffeur est aussi « éloigné », la Cour a un mal fou à convaincre un de ses collègues du pool des chauffeurs du Tribunal européen de prendre sa place.

L’hyper-surveillance, le contrôle pour le contrôle. Contrôles des écrans, des conversations, tentatives de diviser le personnel, réflexions sur les tenues vestimentaires, sur les imperfections physiques des personnes, l’obligation d’aller déjeuner en groupe, tutoiement quasi généralisé, intimidations, éclats de voix, colères et sautes d’humeur. Les reproches recensés étaient nombreux. Schintgen suscitait un véritable espoir. Il a vite été douché. Son rapport n’est pas public. Interrogée sur son contenu, la Cour oppose la règle de la protection des données personnelles.

Dans certaines sphères, à Luxembourg, Bruxelles et même en Roumanie, la situation est connue. Dans les milieux non connectés à l’Europe, c’est la surprise. En 2015, une magistrate polonaise, après quelques mois passés au cabinet Toader dans le cadre du programme d’échange de l’UE, écrivait dans son rapport de fin de stage : De l’extérieur, « l’on ne peut pas se rendre compte que ces juges les plus haut placés ne sont soumis à aucun type de contrôle, et peuvent trop facilement tomber dans la conviction qu’ils sont plus que ce qu’ils sont en réalité ». Elle notait aussi : « Avant, je ne pouvais même pas imaginer qu’un juge d’une telle institution (…) pouvait faire rédiger (par un référendaire) un texte pour un périodique scientifique ou préparer une intervention pour un séminaire ou même des réponses pour une interview. Qu’un tel juge puisse ne pas connaître le dossier d’une affaire dans laquelle il siège ou est même juge rapporteur. »

Mais alors, pourquoi les autres juges, le président le greffier ne réagissent-ils pas ? Un élément de réponse par ceux qui connaissent un tant soit peu la Cour : Les juges pourraient se réunir, mais les décisions doivent être prises à l’unanimité. Il y aura toujours un ou deux juges sur les vingt-huit qui voteront contre d’éventuelles sanctions. Comme dans toute société, Il y a des coteries. Et puis, un juge qui ne veut pas être embêté va rester inerte. S’il a un comportement similaire, il peut se sentir visé. Et le greffier ? Il cumule pourtant les fonctions de Secrétaire général de l’institution responsable de l’administration. Mais il est nommé, élu qui plus est, par les juges. Alors juges et greffier laissent le personnel se débrouiller comme il peut. Avec le sentiment bien ancré, comme le disait une assistante, « que les personnes haut placées ont tout pouvoir sur nous ».

Dominique Seytre
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