Maladie et langage

Virons le virus !

d'Lëtzebuerger Land du 03.04.2020

La nature ne se venge pas, elle se défend. « Et pour cela, elle compte combien de divisons ? » se serait demandé Staline aujourd’hui. Mais la guerre, comme la vengeance, n’existe pas dans la nature. Et voilà pourquoi le langage guerrier des politiques dans la crise sanitaire actuelle n’est guère à sa place.

Nous sommes aujourd’hui huit milliards sur cette terre à vivre ou, pour la plupart d’entre nous, à survivre. Pour « gérer » ses espèces en surpopulation, la nature leur coupe les vivres, leur « envoie » microbes et prédateurs, leur « dicte » des comportements suicidaires. Depuis Darwin, nous savons que l’homo sapiens est un chaînon dans cette évolution où règne la loi du « survival of the fittest ». Les religions et la droite ont toujours refusé ce darwinisme biologique, alors que ces mêmes ne se sont pas gênés pour appliquer ses recettes dans le domaine économique, à la manière d’un Milton Friedman qui a inspiré les Reagan et Thatcher, voire les Pinochet, à faire du darwinisme social.

Comme espèce animale, nous devons composer avec les coronavirus comme instruments naturels à sauver la planète en passant par une réduction du nombre des individus. Mais comme êtres culturels que nous sommes aussi, nous devons « faire comme si » il existait un saut qualitatif et pas seulement quantitatif entre l’homme et la bête. Pour le dire avec les mots du philosophe et médecin Georges Canguilhem, il existe une différence catégorielle, et non pas dimensionnelle, entre l’animal le plus évolué et l’homme le plus retardé. Cela fonde notre éthique, dont découlent la morale et l’État providence. Cet impératif catégorique, pour parler avec Kant, nous incite dans la crise actuelle à utiliser tout l’arsenal que nous offre la médecine moderne pour sauver jusqu’aux plus faibles, ceux qui sont ou risquent d’être atteints par les formes les plus graves de Covid-19. Cela va de la médecine préventive primaire, secondaire et tertiaire (confinement, protection, soins primaires) à la médecine curative avec, s’il le faut, réanimation et assistance respiratoire.

Il paraît que nous sommes désormais plus d’un milliard à être seul.

Nous vivons sous l’occupation du virus qui nous préoccupe, qui nous fait ch… jusqu’à nous faire faire des emplettes démesurées de PQ et qui nous confine jusqu’à la Libération. Et nous voilà tombé à notre tour dans le vocabulaire guerrier. Nous l’avons dit, le virus contamine jusqu’à la langue qu’il coronarise comme Hitler a hitlérisé l’allemand, ainsi que le raconte Otto Klemperer dans son journal LTI, chronique pertinente et oh combien glaçante de la langue du Troisième Reich. En temps de guerre, la mort est portée par l’étranger, par l’Autre, par le radicalement différent. C’est ainsi que Trump est obsédé par le virus « chinois », comme le furent naguère les Français vérolés par le « mal de Naples » quand les Italiens répondaient par la « maladie des Français », apportée d’ailleurs par les mercenaires qui souffraient du « mal suisse », c’est-à-dire du mal du pays. La conséquence logique de cette xénophobie est bien sûr la fermeture des frontières avec la chronique d’une mort annoncée des accords de Schengen.

Pour rendre le mal supportable, il faut d’abord le nommer et le rendre visible, alors que le virus, par nature, est invisible. Il va donc se cacher partout, et, comble de la perfidie, importé par l’étranger, il est propagé dorénavant par nos semblables. L’ennemi n’est plus seulement celui qui est différent, mais c’est aussi celui qui est identique, c’est-à-dire le voisin de palier, le client de la caissière, le patient du médecin, le médecin du malade, c’est nos parents et nos enfants, c’est en dernière instance nous-même. L’alter ego est devenu l’ego, et le confinement nous tend le miroir. Autre paradoxe : l’invisible a pour particularité que nous sommes visibles pour lui. Les peuples que Freud appelait encore « primitifs » conjuraient le danger qui venait des esprits omniprésents dans la nature par toutes sortes de rituels et de pratiques totémiques, alors que les monothéistes « évolués » ont inventé le Saint Esprit qui voit et sanctionne tous les péchés. Les athées et autres femmes et hommes politiques s’accommodent tant mal que bien de « Big Brother », quand les psychotiques exilent leur raison dans les théories conspirationnistes. Le Roi des Aulnes, Les Mille Yeux du docteur Mabuse, les ondes malfaisantes de la 5G, les fiches artisanales du Srel, même combat ! Il n’y a pas d’épidémie sans police, disait Michel Foucault, … et pas de police sans dénonciation, ajoutent les plus lucides d’entre nous.

La peur est légitime et nécessaire pour organiser la prévention et, si nécessaire, la fuite. Mais trop de peur tue la peur et la transforme en panique qui est contreproductive, à l’image des maladies autoimmunes qui détruisent leur propre organisme. Jusqu’ici, nos « autorités » n’ont pas trop mal réussi à trouver un semblant d’équilibre entre le devoir d’informer et l’écueil de semer la panique. Pour cela, ils devraient aussi pactiser avec un allié de taille, l’humour. Avez-vous remarqué que dans les réseaux sociaux les images de chiens et de chats ont cédé la place à une pléthore, que dis-je, une logorrhée de messages humoristiques plus ou moins réussis. Suivons tous alors le précepte du Canard Enchaîné : pour s’en sortir, il faut rester enfermé !

Paul Rauchs
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