La vie économique va reprendre progressivement ses droits. La fin du confinement se dessine avec la construction d’abord. Coulisses d’une réflexion collégiale

C’est par où la sortie ?

d'Lëtzebuerger Land du 10.04.2020

Une décennie Le confinement porte ses fruits. L’augmentation des nouvelles infections au Covid-19 semble contenue. Les hôpitaux n’ont pas saturé. Compte tenu de l’impréparation générale à une pandémie et au vu du nombre (toujours tragique mais) limité de décès, la stratégie a fonctionné d’un point de vue sanitaire. La priorité évidemment. Mais on ne pourra vivre éternellement dans ces conditions. L’économie souffre comme elle n’a pas souffert depuis la Deuxième Guerre mondiale. Selon un calcul effectué sur un coin de table, il faudrait dix ans au Luxembourg pour atteindre, à ce rythme, les soixante pour cent de testés positifs au Covid-19, palier synonyme d’immunité collective naturelle pour une frange d’experts de la santé (qui a retenu l’attention des gouvernements britannique et néerlandais). Cette porte de sortie est écartée d’emblée. La vaccination ne pourrait être déployée avant 2021 (estimation de l’institut Robert Koch). Or, le premier mois de confinement coûte entre deux et huit points de pourcentage du produit intérieur brut (PIB), selon une fourchette large qui reprend plusieurs estimations, et le manque-à-gagner croît ensuite de manière exponentielle (une faillite entraînant toute une spirale de dommages comme la hausse du chômage, des baisses de recettes fiscales et des coûts sociaux). La récession (chute sur six mois du PIB) ne fait plus de doute. La dépression (baisse de production de richesse sur plusieurs années) menace. L’on sait historiquement à quoi mènent les marasmes économiques : mouvements sociaux violents et montée des extrémismes. La grande dépression des années 1930 a conduit au second conflit armé mondial.

Les gouvernements européens, y compris celui du Grand-Duché, pensent à la prochaine étape : sortir de l’ornière. Le ministère d’État et celui de la Santé coordonnent l’action de l’exécutif dans une logique hub and spoke pour assurer la plus grande cohésion possible entre les différents domaines. À l’hôtel Saint Maximin ou à Senningen (où le gouvernement se rassemble régulièrement pour respecter les distances de sécurité nécessaires), les représentants des deux ministères, flanqués d’experts de la santé, accueillent leurs homologues chargés des autres portefeuilles. Chacun expose les problématiques propres à son domaine de compétences (par exemple la situation dans les prisons par le ministère de la Justice) pour qu’à la tête de la coordination, on ait la vue la plus large possible de la situation. L’exécutif porte également haut en considération la dimension psychologique du confinement. L’isolement risque de provoquer des troubles psychologiques et sociaux. On prépare la sortie. On ressent le besoin de son imminence, ou en tout cas de laisser apparaître une lumière au bout du tunnel. Mais le plan ne sera annoncé qu’après le pic des contaminations, prévu cette semaine. Selon nos informations, une première annonce sur le plan de sortie sera révélée mercredi prochain à l’issue du conseil de gouvernement. L’heure est encore à la collecte d’informations. Chaque heure compte pour construire sa réflexion et confronter scénarios et hypothèses. « On redéfinit en permanence », souffle un contact proche du gouvernement ce jeudi.

Quand le bâtiment va Le gouvernement s’inspire aussi de ce qui se fait ailleurs. Une série d’actions proposée par quatorze experts allemands de l’Ifo Institut circule dans les cercles d’influence libéraux. Le rapport Die Bekämpfung der Coronavirus-Pandemie tragfähig gestalten, véritable manuel de gestion de la pandémie, préconise un retour graduel à l’activité basé sur une pondération des risques secteur par secteur, métier par métier. La stabilisation de la situation sanitaire reste précaire. La menace de nouvelle vague et de saturation des hôpitaux plane. L’institutionnalisation des gestes barrières sera imposée dans le monde professionnel. Ce mercredi, le gouvernement a ajouté le port du masque à la nécessité de se laver régulièrement les mains ou de garder ses distances avec les tiers (autres que les membres du foyer). Lundi déjà, et pour couper court à l’argument de pénurie ou de rupture de stock, le gouvernement a annoncé que l’État financera les investissements nécessaires à la production de masque ou de gel hydroalcoolique. Flowey Products et Peintures Robin se mettent sur les rangs pour le liquide désinfectant. L’enveloppe de trente millions d’euros annoncée mercredi pour financer des projets sanitaires de lutte contre le Covid-19 (ventilateurs, médicaments, tests, etc.) compte parmi les autres signes annonciateurs du prochain « déconfinement ». L’Ifo Institut recommande d’ailleurs ce genre d’investissements dans la Gesundheitsversorgung.

La recommandation suivante est la reprise des activités dans des entreprises où les employés peuvent se tenir à distance raisonnable les uns des autres. Différentes sources, auprès du gouvernement et des syndicats, annoncent une réouverture des chantiers à la fin du mois d’avril. Personne ne confirme officiellement. Surtout pas Roland Kuhn, président de la fédération des entreprises de construction, « ce n’est pas nous qui déciderons quand ». L’administrateur délégué de Kuhn Construction admet néanmoins préparer un ensemble de lignes directrices à appliquer sur les chantiers en coopération avec un médecin du service de la santé au travail, STI. Pour Roland Kuhn, le secteur de la construction pourrait aisément reprendre. « Tous les secteurs sont importants, mais il faut commencer quelque part », dit-il en considérant les quelque 45 000 personnes officiant dans le bâtiment. Michel Reckinger, président de la Fédération des artisans et lui-même dirigeant d’une société d’équipements sanitaires, fait valoir que l’essentiel des travaux se fait en plein-air. Il suffit ensuite d’organiser les transports et les déjeuners « que les ouvriers ne se retrouvent pas à neuf dans une camionnette ou à vingt dans un container à la pause ». Pour Roland Kuhn, il n’y a pas de raison que les travaux du tramway s’arrêtent. Au ministère d’État, on concède qu’il sera d’autant plus facile de reprendre que les chantiers n’ont pas cessé dans les juridictions voisines.

Les écoles, vite Chaque secteur travaille sur son plan de remise au travail. Il s’appliquera tant que la pandémie menacera. À l’image des mesures préconisées dans le Règlement européen sur la protection des données (RGPD), chaque entreprise désignera son responsable sécurité au travail. Les processus en entreprises sont cartographiés, analysés et repensés pour limiter les contacts, explique Nicolas Buck, président de l’UEL. Les instruments digitaux continueront de jouer le rôle d’interface professionnel. Les chercheurs de l’Ifo suggèrent par ailleurs d’ouvrir écoles et foyers après la construction et l’industrie (deux secteurs rompus aux préceptes de la sécurité au travail). Ouvrir les structures pour les enfants (annoncé pour le 4 mai), lesquels portent peu de symptômes graves du Covid-19, libèrerait les parents pour travailler. Les endroits qui reçoivent du public (culture, événementiel, horesca) requièrent eux une attention particulière par la difficulté à imposer des distances de sécurité. La vente à emporter et la livraison demeurent les pis-allers des professionnels de la restauration dans l’étude allemande.

Le volet économique est piloté par le ministère de l’Économie et la direction des Classes moyennes (dont dépendent les PME), « en contact aves les fédérations et les chambres professionnelles », précise le ministère d’État. Les patrons sont mitigés quant à l’écoute des ministres en charge, Franz Fayot (LSAP) et Lex Delles (DP), et à la coordination du dévoué premier conseiller Tom Theves. Dans un communiqué envoyé mardi, la Chambre des métiers regrette « la discrétion du gouvernement quant à l’explication d’une stratégie de redémarrage ». Même moue du côté syndical. Contactée par le Land, la présidente de l’OGBL Nora Back se félicite de l’échange entretenu en amont des mesures de stabilisation. Elle s’étonne en revanche de ne pas avoir été invitée pour les discussions sur le plan de sortie. Elle affirme ainsi avoir formulé une demande via la Chambre des salariés. « On veut être partie prenante à ces discussions. C’est important pour donner aux salariés la garantie qu’ils sont écoutés ». Le bureau exécutif de l’OGBL s’est réuni mercredi après-midi pour définir ses revendications. Le syndicat eschois veille avant tout à la protection de l’emploi à moyen terme et préconise un plan de relance ambitieux, surtout pas de mesures d’austérité comme celles choisies après la crise de 2008. Dans un communiqué envoyé mercredi, le LCGB insiste, lui, sur la sécurité des travailleurs à la reprise avec l’établissement de normes ad hoc et un contrôle de leur application par l’ITM. Le syndicat chrétien demande en outre à ce que des tests de dépistage de Covid-19 soient réalisés pour chaque salarié avant son retour au travail.

Smart nation vs hibernation La mesure est préconisée dans la littérature économique sur la sortie de confinement. On la retrouve dans un rapport rendu le weekend dernier au gouvernement et dont le Land a lu des extraits. Encore une fois, comme dans le petit manuel de l’Ifo (destiné au cas allemand), la matière grise du pays s’est mobilisée. Douze work packages analysent différents axes de traitement du Covid-19 (avant tout des aspects médicaux et scientifiques). La coordinatrice Aline Muller (directrice du centre de recherche en sciences sociales, Liser) a remis le weekend dernier au ministère de l’Économie le WP07, œuvre d’une vingtaine de chercheurs locaux. L’étude Economic effects of Covid-19 in Luxembourg (à paraître dans les prochains jours) vise à conseiller les décideurs politiques dans leurs initiatives « pour atténuer les coûts de la crise à court-terme et éviter le risque d’effondrement systémique ». (Ambiance.) « To bring workers back to work », les économistes jugent la méthode de double testing (sain ou immunisé) la plus convaincante. Mais, comme le souligne le professeur Michel Beine (entre autres ancien conseiller auprès de la Commission européenne, de la Banque mondiale et de la Banque de France), le recours à la main d’œuvre transfrontalière (plus de quarante pour cent de l’emploi intérieur) pose des difficultés. Qui prendra en charge les tests le cas échéant ? Les quatre juridictions voisines (vont-elles payer et agir en priorité pour des personnes qui ne travaillent pas pour la richesse nationale ?) ou le Luxembourg (auquel cas il faut tout de même s’arranger avec les administrations responsables des pays voisins). Corinne Cahen (DP), ministre à la Grande Région, qui a disparu des radars ces derniers jours, pourrait sortir du bois. Des entretiens avec des responsables politiques des pays voisins ont déjà été organisés pour coordonner les stratégies de sortie de crise et ainsi éviter le risque de fermeture des frontières par mesure de précaution.

L’heure n’est pas « à la mesurette », témoigne Aline Muller. Dans leur rapport, les économistes évaluent la baisse mensuelle de la production nationale entre 28 et 42 pour cent. Elle coûterait entre deux et 3,5 pour cent du PIB annuel luxembourgeois pour le seul premier mois… les mois suivants dépendraient de la capacité de résilience. Dans le scénario positif, la récession consécutive serait plus profonde que celle de 2008, estiment les experts. Plus vraisemblablement, on se dirige vers une spirale infernale, notamment génératrice d’un creusement des inégalités. « Nous avons quand même des ménages qui ont des charges locatives ou hypothécaires, de trente pour cent de leurs revenus. Il y a déjà des signes de détresse, notamment pour les indépendants », détaille Aline Muller.

Lors de l’annonce des résultats de la BCEE en fin de semaine dernière, la directrice de l’établissement Françoise Thoma concédait déjà des demandes de moratoires sur les remboursements de crédits hypothécaires. En sus des faillites potentielles et de la casse sociale consécutive, les économistes soulignent l’aversion au risque des agents au sortir du confinement. L’épargne sera potentiellement privilégiée à la consommation. L’investissement sera peut-être gelé ou en tout cas diminué. Le risque déflationniste poindra. « Subir la crise, c’est aussi ralentir le développement technologique et repousser les gains de productivité inhérents au digital », ajoute encore Aline Muller. Les experts préviennent encore. Les mesures prises pour placer l’économie en « état d’hibernation » coûtent entre quatre et six pour cent de la production de richesse annuelle. « Si le Grand-Duché peut se le permettre, tel n’est certainement pas le cas de tous les pays, y compris des États membres de l’UE ». Le risque de récession durable à l’échelle européenne est évoqué. La coopération entre États membres doit opérer. Les négociations « jusqu’au bout de la nuit et au surlendemain » de l’eurogroupe cette semaine visent une réponse collective par un plan de sauvetage avec une mutualisation de la dette et un plan de relance avec un fonds dédié. Le temps dira si cela suffit. Le rapport Ifo invite à la flexibilité et à la réactivité.

Pierre Sorlut
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