Monsieur Warum

Monsieur Jovial

d'Lëtzebuerger Land du 18.03.2004

Quinze ans avant que le DP dut enlever de ses listes pour les élections législatives un cycliste professionnel soupçonné de dopage, il avait déjà une fois fait de même avec un artiste soupçonné d'avoir été dans la Waffen-SS durant la guerre. L'artiste-candidat en question avait même raconté l'épisode au Lëtzebuerger Journal, qui dressa de lui un portrait en février 1984. C'était il y a vingt ans et le mystère n'est toujours pas élucidé. Soixante ans après la guerre, cette tache noire sur la vie de Camille Felgen (né en 1920 à Tétange, devenu "Camillo" pour conquérir le marché du disque allemand en 1953) demeure. Andy Bausch vient de lui consacrer un documentaire hagiographique, intitulé Monsieur Warum et présenté en avant-première mardi dernier à la Cinémathèque municipale. Et a raté l'occasion de démystifier une fois pour toutes ce passage de la vie de Camillo Felgen. Car après la vision du film, on n'en sait toujours pas plus: était-il ou n'était-il pas dans la Waffen-SS? Pouvait-on y être enrôlé de force? 

Dans le film, il raconte lui-même qu'il fut recruté pour la Waffen-SS alors qu'il était au service du travail en Pologne (où il y avait "une ambiance tellement antipathique" regrette-il) en 1943. Les Waffen-SS y auraient débarqué pour vanter les mérites de leurs troupes d'élites, comme personne n'était candidat suite à leur baratin, ils auraient enrôlé de force les plus grands. Dont Camillo Felgen. Toutefois, il aurait par la suite suivi la Wehrmacht en Russie pour revenir au Luxembourg, grâce à un léger dommage de guerre, en 1944. Où il commença très vite à servir les Américains en tant que traducteur. Aujourd'hui, ses amis estiment que la polémique de 1984 était due à la pure "jalousie" des gens pour son succès et sa belle carrière, ou au fait qu'il ait connu ses plus beaux succès dans les années 1960 en Allemagne, épousé une Allemande... Mais dans le film, rien n'est formellement expliqué.

Andy Bausch aime les pionniers. Il est lui-même souvent cité parmi ceux du cinéma luxembourgeois et il admire visiblement ceux de ses compatriotes qui ont été pionniers dans les domaines qu'il chérit : le cinéma - L'homme au cigare, son précédent documentaire, était consacré au créateur de la Cinémathèque Fred Junck - et la musique. Visiblement, Andy Bausch admire Camillo Felgen pour ce qu'il a inventé dans le domaine des cultures populaires: speaker (en français) chez Radio Luxembourg dès 1946, puis lors du lancement du programme allemand en 1958, où il inventa le concept basé sur l'insouciance et la bonne humeur, les "fröhliche Wellen", puis son émission-phare, la Hitparade. Devint un des premiers "Schallplatten-Jockey", précurseur des DJ, en Allemagne. 

Se basant avant tout sur une longue, très longue interview avec Camillo Felgen lui-même - ce qu'il ne put plus faire pour Fred Junck, mort dix ans trop tôt -, Monsieur Warum pèche à la fois par sa linéarité trop rigide et par son manque de contradictions. Tous les interlocuteurs n'ont que des compliments pour Camillo, à deux ou trois exceptions près. Dans un certain sens, le film ressemble à cette image que Camillo Felgen aime à donner de lui-même: celle d'un "Monsieur Jovial" toujours de bonne humeur, travailleur, qui "retrousse les manches" quand il faut et a l'esprit pionnier. "Camillo ne s'est jamais impliqué dans rien," se souvient aujourd'hui son ancienne collègue Helga Guitton de RTL. "Këmmer dech ëm näischt, da kënns de an näischt" dit un dicton luxembourgeois. 

La carrière donc: fils de mineur, jeunesse en France, un frère, voulut devenir - et devint brièvement - instituteur, puis animateur radio, succès fou, un peu de journalisme à La Meuse, qui avait alors une édition luxembourgeoise, baryton, chante avec l'Orchestre symphonique RTL, crée Les Compagnons de la scène avec Eugène Heinen. Après les premiers pas sur le marché français, se lance à la conquête du music-hall allemand, devient Schlagersänger avec tout ce que cela implique, fans féminines proches de l'hystérie - "je ne sais pas ce que cette voix a provoqué comme réactions à l'intérieur des femmes," s'interroge Helga Guitton; une dame d'un âge certain dit au début du film que ses chansons, elle s'en foutait, mais que "j'aurais bien été au lit avec lui !" -, fait l'Olympia durant une semaine, où il ouvre tous les soirs avec une chanson allemande, Sag Warum? 

À son heure de gloire, dans les années 1960, il y a quelque 120 fan-clubs de Camillo Felgen en Allemagne et au Luxembourg. Est considéré comme "la voix de l'Otan" en RDA, dont il semble toujours assez fier. Puis suivent la télévision, l'animation durant dix ans des Jeux sans frontières, éternel voyage en roulotte, mais cela semble déjà moins intéresser Andy Bausch. Camillo Felgen a été marié trois fois, a deux fils aujourd'hui adultes avec sa deuxième femme, ils disent qu'ils ne l'ont jamais vu qu'à la télévision.

Et c'est là qu'on se rend compte que le personnage a aussi un côté tragique: à force de toujours se montrer gai et insouciant, Camillo Felgen s'est soudain retrouvé tout seul, au début des années 1980, parce que sa femme l'avait quitté. Une des seules périodes qu'il décrit lui-même comme ayant été vraiment difficile. Mais parfois, cela frise le pathétique aussi, peut-être sans qu'il ne s'en soit rendu lui-même compte: quand il raconte que son premier concert, c'était en tant qu'adolescent pour la fête des mères devant une salle comble, et que le dernier qu'il a donné avant l'interview, c'était aussi pour la fête des mères... dans une maison de retraite. 

Alors quelque part, Monsieur Warum est aussi un film sur le temps qui passe, un portrait complaisant d'un homme qui a fait une carrière internationale parce qu'il était bon chanteur, belle gueule, doué en langues - il a traduit deux chansons pour les Beatles, a écrit, sous le pseudonyme Jean Nicolas, des dizaines de hits populaires allemands - et très débrouillard. Un peu comme se rêvent tous les Luxembourgeois.

 

Monsieur Warum - Camillo Felgen

, écrit et réalisé par Andy Bausch, productrice exécutive: Brigitte Kerger, produit par Rattlesnake Picture; caméra: Klaus Peter Weber, montage: Misch Bervard, édition son: Raoul Nadalet. Digibeta, 75 minutes. On peut s'attendre à une sortie DVD dans les prochains mois. 

 

 

 

 

josée hansen
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